Quel traitement de la pensée politique peut apporter la sociologie historique ?

par Yves Déloye et Olivier Ihl

 

Cette communication, à vocation théorique, visera à rendre compte du statut de l'idée politique comme production intellectuelle et représentation sociale. Schématiquement, on le sait, il est deux manières aujourd'hui, après les remises en cause de l'ère structuraliste, d'envisager les corpus d'oeuvres accumulés par les siècles. La première insiste sur le contexte des facteurs économiques, religieux ou politiques qui déterminent la pensée exposée dans le panthéon des textes du passé. La seconde, plus traditionnelle, insiste sur l'autonomie des textes, réputés posséder en eux-mêmes leur clef de compréhension et d'intelligibilité. Sur le plan méthodologique, chacune de ces approches révèle des limites dont il importe de faire l'examen et mieux encore, de tenir compte avant de partir à la conquête des oeuvres politiques léguées par l'histoire. Faiblesses dont Quentin Skinner a dressé, avec force, l'inventaire dans un article célèbre dont la sociologie historique revendique de nos jours de prolonger certaines leçons.

Pour le dire en quelques mots, si l'histoire des idées a la réputation d'être décevante, c'est sans doute en raison de son penchant à l'érudition, penchant lié lui-même à un positionnement académique qui fut longtemps sa "condition" intellectuelle. Etablir les sources de tel penseur, restituer la diffusion de telle ou telle oeuvre : voilà ce qu'était l'essentiel de son ambition, en tout cas aux yeux de ceux pour qui cette autonomie semblait problématique. Goût immodéré des nomenclatures, commerce de lettrés promus gardiens d'antiques sentences, inflation de "commentaires" dont le seul objectif était à soustraire des textes à l'injustice du temps. Difficile de s'enthousiasmer pour de telles perspectives. Mais ce tableau est-il fidèle à la réalité ? On peut en douter tant la vitalité de ce secteur académique est patent depuis une vingtaine d'années notamment en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis ou encore en Italie. Au point d'étonner par l’intensité de ses débats et de ses innovations. Il est vrai que les textes du passé peuvent aussi éclairer les arrières plans de l’expérience politique. Non pas celle des autres mais bien la nôtre, non pas celle d’hier mais celle d’aujourd’hui, quotidienne et familière, en dévoilant présupposés et catégories qui lui sont liés. En un mot, ces textes du passé peuvent participer de l'enquête en sciences sociales en permettant de comprendre comment se forment et se comprennent non pas les choses mais les opinions sur les choses. Une façon d'interroger le lien qui conduit de l'idée à l'action pour faire ou être l'évènement.

On se rappelle que Léo Strauss distinguait la philosophie politique de la pensée politique et de l'histoire des idées : la première viserait à remplacer l'opinion concernant la nature des faits politiques par une connaissance "authentique" de leur nature (une nature appréhendée au regard des critères normatifs du bien et du mal, du juste et de l'injuste), la seconde se contentait d'exposer ou de défendre une opinion sur ces faits cela hors de tout souci d'historicité, la troisième, elle, abandonnait la séparation entre faits et valeurs mais aussi l'idée d'un processus historique défini comme progressif ou simplement raisonnable. C'est à explorer une quatrième approche, que sera consacrée notre intervention. Celle des voies de recherche que nous parait couvrir la sociologie historique des textes du passé Elle s'appuiera pour cela sur deux illustrations empiriques, objets récents de deux livres en cours de publication : d'un côté les discours catholiques portant sur l'élection et la représentation politique dans la France du début du XIXè siècle à l’entre-deux-guerres, de l'autre sur les revendications de scientificité associées au gouvernement des hommes et des territoires dans la France des XVIIIè et XIXè siècles.

Cette perspective consiste notamment à soutenir que les idées politiques n’ont pas d’existence autonome, ni du point de vue d’une norme ou d’une doctrine posée a priori et de ce fait a-historique, ni du point de vue de leur cohérence intellectuelle présentée comme en surplomb de l’histoire. Ouvrir des livres d’auteur, en extraire des doctrines, les présenter comme source et objet d’histoire n’apparaît plus comme une opération simple à fonder intellectuellement. C’est pourquoi il faut préciser les procédures appropriées pour expliquer, penser, comprendre le champ des œuvres politiques ou littéraires. Pour avancer dans cette direction, quatre précautions méthodologiques seront présentées et illustrées car révélatrices de ce tournant socio-historique :

- il s’agit d’abord de problématiser la notion d’idée politique en décentrant le regard vers les textes qui, loin des panthéons littéraires et académiques, établissent leur valeur par les procédures de diffusion qui ont été les leurs : chansons, brochures de propagande, mémoires de practioners, catéchismes... Textes de circonstances, textes d’intermédiaires culturels aujourd’hui oubliés mais dont le rôle au cœur des luttes politiques fut essentiel

- de manière complémentaire, il convient de faire une place de choix aux conditions d’efficacité sociale et politique de ces discours sans histoire, à la manière dont ils contribuent à la socialisation et à la politisation, voire deviennent de véritables ingénieries de gouvernement.

- éviter de prêter une signification rétrospective décisive à des paroles ou à des écrits consacrés par l’exégèse philosophique, savante ou artistique : ce qui conduirait à une sorte de fétichisme des textes du passé transformés en source de l’histoire et de ses ruptures.

- restituer, au contraire, le plus finement possible l’univers des catégories de perception et d’action propres à ces textes et à ces auteurs, catégories qui participent de leur intelligibilité ; une manière, en somme, de faire de ces idées des objets de connaissance à part entière des processus politiques que la sociologie historique découvre comme constitutifs de la genèse de l’Etat moderne, de sa sécularisation, de sa bureaucratisation, voire de sa scientificisation.

 

 

Olivier Ihl est professeur de Science Politique à l’IEP de Grenoble et directeur-adjoint de l’UMR Pacte. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la sociologie historique des rituels politiques et des savoirs de gouvernement. Il vient de diriger (avec M. Kaluzynski et G. Pollet) une publication sur Les sciences de gouvernement (Paris, Economica, 2003) et un numéro spécial de la revue Genèses portant sur La démocratisation des honneurs depuis le XVIIIè siècle. Il est membre de la rédaction de la Revue Française d’Histoire des Idées Politiques.

 

Yves Déloye est professeur de Science Politique à l’IEP de Strasbourg et membre de l’Institut Universitaire de France. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages ou études consacrés à l’épistémologie de la sociologie historique du politique et à la socialisation politique. Il travaille également dans une perspective de théorie politique sur les questions liées à l’émergence historique et aux transformations contemporaines de la citoyenneté en Europe. Il vient de terminer la rédaction d’une enquête portant sur l’encadrement clérical du vote en France de 1805 à 1945 (à paraître chez Fayard sous le titre : Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage politique en France : le clergé et les élections XIXe-XXe siècle). Il dirige, par ailleurs, la rédaction d’un prochain Dictionnaire des élections européennes (à paraître en 2005 chez Economica).