Polymorphisme ou homogénéité de lécriture constantienne : éditer, interpréter, commenter
par Etienne Hofmann, Professeur à lUniversité de Lausanne, Directeur de lInstitut Benjamin Constant.
A considérer luvre de Benjamin Constant dans son ensemble, on est frappé demblée par son apparent éclatement. Lusage a dabord voulu pour des raisons de commodité que lon distinguât arbitrairement entre le corpus sur la religion, celui sur la politique, les uvres dites littéraires, sans oublier la correspondance. Ce découpage navait pas de valeur (sauf ce qui concerne la correspondance) au yeux de Constant et la recherche construit aujourdhui de plus en plus de ponts entre ces divers domaines artificiellement séparés. En revanche, dautres fractures peuvent être plus valablement constatées ; en premier lieu, il existe une différence repérable entre écrits de circonstances, pris dans lactualité (les articles dans la presse, les discours à la Chambre, tel ou tel "pamphlet" comme De lesprit de conquête et de lusurpation), et les écrits de synthèse, plus théoriques où la réflexion semble à première vue lemporter sur la polémique ; cette première division correspond dailleurs plus ou moins à une périodisation biographique entre activisme et retraite forcée. Deuxièmement, lexistence dun vaste fonds darchives, mis au jour tardivement (entre 1950 et 1980, grosso modo) a permis de mettre en évidence deux corpus, lun sous forme de manuscrits, lautre publié du vivant de lauteur. Ces deux masses textuelles ont pour caractéristique principale de ne pas correspondre totalement : le premier nétant pas seulement le brouillon du second. Enfin, parmi les manuscrits, on peut encore voir des ensembles "achevés" ou "fermés", quasi prêts pour être imprimés, à côté densembles "ouverts", en attente, à disposition pour emplois futurs : dans cette catégorie entrent des "fragments douvrages abandonnés", des "additions", des "suite didées" sans oublier ébauches et plans.
A cet éclatement (quil sagirait de nuancer) soppose un aspect intéressant : léditeur des textes constantiens est rapidement confronté au phénomène des récurrences, des réapparitions de passages biffés, caviardés ou carrément recouverts dans une version et que lon voit ressurgir plus loin dans le même ensemble ou alors ailleurs, dans un contexte (au double sens du terme) complètement nouveau. Il y a donc circularité de morceaux, dont la rédaction varie un peu au gré des usages. Tout se passe comme si Constant ne renonçait jamais à une rédaction, mais voulait toujours en conserver la teneur pour une meilleure occasion. En exagérant quelque peu cette tendance de lécriture constantienne, on en viendrait presque à la concevoir comme écriture fragmentaire, quon a souvent reliée à sa pratique des fiches déplaçables à merci. Ce procédé de parcellisation ou de fragmentation facilite parfaitement les passerelles entre différents pans de luvre, notamment entre "politique" et "religion", surtout entre corpus manuscrit et corpus publié. Alors le même passage se replace dans différentes périodes, sous divers régimes politiques et à destination dun lectorat nayant pas forcément les mêmes référents.
Ainsi, à un polymorphisme apparent viendrait se superposer (sans sopposer) une certaine homogénéité de lécriture. On conçoit dès lors deux difficultés méthodologiques : primo, comment éditer une uvre dont les textes appartiennent à des statuts variés, mais qui sinterpénètrent et qui donnent limpression de nêtre jamais fixes, établis, achevés ? Deuxièmement, comment repérer un champ du politique, circonscrire une pensée rattachée à une telle expression, éclatée et récurrente à la fois, sans sen tenir à lidée dun auteur, dont la personnalité ferait lunité ou, au contraire, expliquerait les divergences et les palinodies. A cet égard, il pourrait être significatif de sintéresser de près aux textes attribués, pour voir les différentes stratégies de la critique à leur endroit.
Notice biographique :
Professeur aux Facultés des Lettres et de Sciences sociales et politiques (Université de Lausanne), Directeur de l'Institut Benjamin Constant.
Membre des comités :
- directeur de l'édition des uvres complètes de Benjamin Constant
- de la Société internationale des études du dix-huitième siècle
- de la Société des Etrudes Staëliennes
Publications récentes :
- co-éditeur de l'édition électronique intégrale de l'Encyclopédie ou dictionnaire universel raisonné des connoissances humaine de De Felice (dite Encyclopédie d'Yverdon). Paris, Champion, 2003.
- Direction du 4e volume de la Correspondance de Frédéric-César Laharpe sous la République helvétique (1800-1802). Genève, Slatkine, 2004.