Qu'est-ce qu'écrire un dictionnaire des concepts politiques en historien ?
par Javier Fernández SEBASTIÁN
Nous, historiens, philosophes, politologues et autres spécialistes en sciences sociales, avons sans cesse affaire à des concepts. De toute évidence, sans concepts il ny a pas de science et il nest même pas possible de concevoir quelque expérience que ce soit. Or, tout comme lêtre aristotélique, le concept se dit de multiples façons. Cest ainsi que les concepts des philosophes ne sont pas exactement les concepts des historiens. Cependant, les outils conceptuels manipulés par ces derniers ne sont pas équivalents à lensemble des notions qui, en leur temps, ont structuré les représentations collectives et les comportements des sujets du passé. En effet, à partir du moment où nous introduisons cette catégorie inéluctable de lexistence humaine et du métier de lhistorien quest le facteur temps, les concepts commencent alors à devenir fluctuants, protéiformes et élusifs. Il semble donc évident que les concepts opératoires, que nous utilisons pour tenter dexpliquer "de lextérieur" les mondes historiques et sociaux qui constituent lobjet de nos analyses, seraient une chose bien différente des concepts qui, à un certain moment, ont donné un sens aux actions de ceux qui ont vécu au présent tel ou tel fragment du passé.
Ainsi, en premier lieu, notre étude des concepts politiques et sociaux dans le temps consisterait simplement à tenter détablir une certaine distance intellectuelle vis-à-vis de ces mondes passés, dans le but de leur restituer un peu de leur altérité perdue. Nous serions, ainsi, en mesure déviter une confusion, bien fréquente dans le discours historique, entre nos propres constructions analytiques et instruments conceptuels (qui, par ailleurs, sont eux-mêmes, la plupart du temps, le fruit damalgames avec des strates sémantiques antérieures déposées par le devenir historique) et les concepts vécus par les agents, confusion qui est à lorigine de bien des erreurs et anachronismes.
Plus concrètement, lorsque nous avons entrepris la rédaction dun dictionnaire historico-conceptuel sur lEspagne des XIXè et XXe siècles, notre objectif était détablir une carte approximative du vaste territoire de la pensée politique et sociale espagnole de ce laps de temps, en nous basant sur une poignée de repères et "dinstruments topographiques" dorigines diverses comme, par exemple, les notions de jeux de langage (Wittgenstein), de speech acts (Austin), de champ dexpérience et dhorizon dattente (Koselleck), de political languages (Pocock), de rhetorical redescriptions (Skinner), etc., mais qui nous ont servi finalement à tracer une sorte de "carte cognitive", aussi défectueuse et imparfaite soit-elle. En prenant, en effet, comme point de départ les réflexions de divers auteurs qui travaillent depuis quelques décennies sur les rapports entre lhistoire, la politique et le langage notamment dans laire germanique et anglo-saxonne (la Begriffsgeschichte et "lécole de Cambridge", respectivement), notre groupe dhistoriens a tenté de développer et de diffuser, ces dernières années en Espagne, une pratique de recherche en histoire des concepts et des discours qui peu à peu a étendu son influence pour toucher, aujourdhui, un peu plus dune cinquantaine de chercheurs appartenant à plusieurs universités espagnoles. Le fruit le plus important de ce travail consiste pour linstant, comme nous lavons dit, en un répertoire de près de cent cinquante concepts relatifs à la vie politique et sociale de notre pays pendant les deux cents dernières années : le Diccionario político y social de lEspagne contemporaine (DPS), en deux volumes, organisé sur une base lexicale et alphabétique. De ce projet, encore en cours de réalisation, seul le premier tome portant sur le XIXè siècle a vu le jour.
Partant de ces prémisses, notre contribution consistera à exposer à grands traits notre façon de comprendre la pratique de cette recherche. Dans cette optique, nous traiterons surtout une question fondamentale, que nous pourrions énoncer de la façon suivante : ce quest et ce que nest pas un dictionnaire historique de concepts.
Pour élucider cette question, un petit détour sera nécessaire. Comme pour toute uvre collective, lélaboration du DPS a connu une série détapes successives : la planification, la collecte et analyse de sources, la rédaction et lédition. Demblée, la sélection dun certain nombre ditems conceptuels destinés à composer une sorte de "mosaïque dynamique" des discours et débats politiques les plus importants ayant été présents dans la société espagnole pendant les deux derniers siècles na pas été une tâche aisée. Mais le véritable problème sest posé à tous les auteurs au moment de réduire à une série de brefs essais lénorme profusion de signifiés présents dans les sources.
Depuis quel angle aborder, alors, la rédaction de termes comme, par exemple, liberté, démocratie, citoyenneté, représentation, classe moyenne ou libéralisme? Comment canaliser lénorme masse dinformation disponible sur chacun de ces items sans déborder à la fois les limites matérielles de lespace éditorial et les limites sémantiques fixées pour chaque mot ?
Notre choix dun terrain intermédiaire entre lhistoire de la langue, lhistoire politique et lhistoire de la société obéit, dans ce sens, à la volonté de situer lhistorien à un carrefour qui loblige à appréhender à la fois les mots, les concepts et les choses. Cette perspective suppose un défi pour tous les collaborateurs du projet, dans la mesure où ils doivent prêter attention aux inter-relations complexes entre la sphère lexico-rhétorique et la sphère politico-sociale, inter-relations qui se tissent, de préférence, sur ce terrain disputé, traversé par dincessantes luttes sémantiques, quest le domaine proprement conceptuel (i. e., justement dans ce lieu où se rencontrent les acceptions polysémiques du terme en question et ses référents "objectifs" extra-linguistiques : les groupes sociaux, les idées, les valeurs, les actions, les "identités", les institutions ). Naturellement, les difficultés pour rendre compte en une brève synthèse des significations diverses et même opposées du concept en question sont loin dêtre négligeables. Car, comme nous la montré Koselleck, la majorité des concepts portent en eux une combinaison variable de contenus passés, présents et futurs, dans la mesure où ils sont capables dintégrer en leur sein un faisceau de questions en débat, dexpériences accumulées et même une certaine ébauche de lavenir.
En tout état de cause, nous voudrions souligner quun dictionnaire dhistoire conceptuelle ne saurait être en aucun cas ni une encyclopédie ni un dictionnaire dusage. Le lecteur ne devrait espérer trouver dans une uvre de cette nature ni une simple somme de données, dévénements, de personnages ou dinstitutions historiques, pas plus quun catalogue de définitions plus ou moins apodictiques. Le DPS nest donc pas un dictionnaire de définitions. Conscients que, comme la dit Nietzsche, "seul est définissable ce qui na pas dhistoire" et loin de prétendre fixer avec clarté et précision la signification de chaque terme, nous avons tenté quelque chose de bien différent : dresser linventaire de ses aspects les plus controversés et refléter en quelque sorte ces dissentiments socials. Et cest que, par définition, les concepts, tels que nous les entendons, sont si lon veut bien nous permettre ce jeu de mots indéfinissables. Au lieu de ces définitions des lexicographes qui essaient de délimiter de la façon la plus précise possible chaque sens du mot dans le but de dissiper son ambiguïté constitutive, un dictionnaire de concepts politiques en historien est composé dune mosaïque de récits juxtaposés qui aspirent à décrire les principaux usages fréquemment imprécis et contradictoires des termes clés à une époque et dans une aire culturelle données. On observerait, de cette manière, que ce que nous appelons idéologies ne constituent pas en réalité des mondes catégoriels aussi séparés quon tend à le croire, mais quelles partagent souvent, au contraire, un réseau de conventions linguistiques et de concepts en débat sur lesquels sarticulent pendant un certain temps les discours publics en circulation dans une société.
Javier Fernández Sebastián, professeur d'histoire de la pensée politique à l'Université du Pays Basque (Bilbao), ses recherches concernent différentes questions liées à l'histoire des concepts et aux langages du libéralisme et des Lumières. Auteur de plusieurs ouvrages et dune centaine darticles et contributions, il a publié notamment La génesis del fuerismo (País Vasco, 1750-1840) (Madrid, Siglo XXI, 1991), La Ilustración política (Bilbao, Servicio Editorial de la UPV, 1994). En collaboration avec Juan Francisco Fuentes, il a publié une Historia del periodismo español (Madrid, Síntesis, 1997), dirigé le Diccionario político y social del siglo XIX español (Madrid, Alianza Editorial, 2002), et plus récemment, il vient de coordonner le dossier " Historia de los conceptos " (Ayer, núm. 53, 2004), ainsi que le volume collectif LAvènement de lopinion publique (París, LHarmattan, 2004), en collaboration avec Joëlle Chassin. Membre des comités scientifiques des revues Historia Constitucional et Res Publica, et directeur de plusieurs projets de recherche, il est aussi un des coordinateurs du réseau Forum Iberoideas [http://www.foroiberoideas.com.ar].