Pourquoi Foucault, qui ne parle pas en philosophe, parle-t-il aujourd'hui au philosophe ?
par Yves Charles Zarka
Foucault ne saurait être défini uniquement ni prioritairement comme un philosophe politique. Il y a dans son uvre une dimension politique incontestable et profonde, mais elle coexiste avec dautres dimensions : une archéologie historique des savoirs, une morale de la subjectivité, etc. Pourtant Foucault a marqué très profondément cette approche théorique du politique quest la philosophie politique sur trois plans : dans son écriture, ses approches et ses objets. Au-delà de la manière tout à fait diverse dont les concepts quil a inventés ont été empruntés (plus ou moins délicatement) détournés, déplacés ou déformés par ses épigones, Foucault a modifié le cadre de la problématisation du politique. Cest sans doute parce quil nétait pas philosophe politique au sens traditionnel, quil a pu ouvrir des voies nouvelles à la philosophie politique. Pour ce qui me concerne personnellement, ma seconde lecture de son uvre, qui correspond à une redécouverte tardive de celle-ci, est lun des aspects décisifs de ma réorientation dans ce champ : passage dune lecture des textes à une confrontation aux choses, à lhistoire des institutions, aux autres textes, ceux auxquels lhistoire a imposé le silence, sans renonciation à la question des normes et des valeurs.
Foucault a inventé un nouveau style de pensée et décriture sur le politique qui résulte très directement du décloisonnement quil opère sur les savoirs. Dans ce champ aussi, il a rompu les interdits : les interdits liés aux frontières des savoirs institutionnalisés. Histoire, philosophie, anthropologie voire sociologie sentrecroisent dans cette écriture qui entend voir autrement et déjouer les obstacles à la compréhension. Armé de concepts mixtes, dun regard fulgurant qui perce à jour ce que personne ne voyait auparavant, Foucault modifie lapproche du politique. Rien nest plus éloigné de lui que ces notions abstraites que sont lEtat, la nation, le peuple, la volonté politique, la démocratie, etc. Raisonner sur elles, cest sôter tout moyen den juger la teneur véritable, cest-à-dire de connaître les dispositifs de pouvoir, les rapports de domination quelles cachent sans le dire. Penser à partir delles cest manquer la substance du politique. On comprendra donc que lobjet du politique se trouve également bouleversé. De nouvelles réalités deviennent aveuglantes après quelles furent découvertes par lui, alors quavant personne ne les soupçonnait. Cest ainsi que le libéralisme se trouve complètement relu à partir de la notion de bio-pouvoir, la société contemporaine se trouve autrement éclairée par lanalyse du passage de la société disciplinaire à une société post-disciplinaire qui ne laisse plus rien à ses marges, cest enfin la nature même des phénomènes de pouvoir qui prennent un autre caractère lorsquon nidentifie plus le pouvoir à lEtat (ce que faisait le marxisme) et que lon perçoit des rapports de pouvoir qui traverse toute la texture institutionnelle, administrative, médicale, psychiatrique de la société.
Mais, dira-t-on, quelle que soit la force dinvention de Foucault, sa capacité à percer la réalité historico-politique, à y découvrir des ordres et des relations inédites, il lui manque la dimension normative, la réflexion sur le bien commun ou le meilleur gouvernement, une différenciation du juste et de linjuste, du légal et du légitime sans quoi on ne saurait parler de philosophie politique. Il est vrai que lapproche du politique chez Foucault nest pas du tout normative, elle est factuelle, historique, descriptive, elle va aux relations de pouvoir, dassujettissement dans lesquelles se forme la réalité des relations sociales et politiques. Mais, est-ce vraiment à la théorie de dire la vérité que la pratique doit suivre ou appliquer ? Peut-être laction partielle, locale, ponctuelle, celle qui nattend pas le grand soir du grand jour, est-elle plus porteuse despoir que toutes les théories du monde.
Yves Charles Zarka est philosophe, directeur de recherche au CNRS , directeur du Centre dHistoire de la Philosophie Moderne, directeur de la revue Cités (PUF).