Le colloque "Genre et politique" de l'AFSP
dans le Monde !

 

Edition datée du 9 avril 2004
LE MONDE DES LIVRES

Les formes du "devoir être"

Deux ouvrages, au travers du concept de genre, revisitent les inégalités entre hommes et femmes et les variations du symbolisme sexuel au gré des époques.

QUAND LES FEMMES S'EN MÊLENT Genre et pouvoir Sous la direction de Christine Bard, Christian Baudelot et Janine Mossuz-Lavau. Ed. de La Martinière, 384 p..

LE GENRE FACE AUX MUTATIONS Masculin et féminin du Moyen Age à nos jours Sous la direction de Luc Capdevila, Sophie Cassagnes, Martine Cocaud, Dominique Godineau, François Rouquet et Jacqueline Sainclivier. P.U. de Rennes, 416 p., 22 €.

Simone de Beauvoir l'avait déjà dit avec d'autres mots : "On ne naît pas femme, on le devient." Un demi-siècle plus tard, l'affaire semble entendue. Sous l'impulsion des mouvements féministes et des chercheuses, les sciences sociales ont œuvré non seulement à rendre les femmes visibles dans les sociétés présentes et passées, mais surtout à dénaturaliser le sexe, à dissocier l'identité biologique de la construction sociale et culturelle du féminin et du masculin. La vision de catégories "naturellement" binaires, complémentaires et hiérarchisées se trouve aujourd'hui laminée par l'outil appelé "genre". Le début du XXIe siècle marque sans doute un tournant dont témoigne la multiplicité de colloques et d'ouvrages qui traitent des usages et des apports de ce concept dans toutes les disciplines. Genre et pouvoir comme Le Genre face aux mutations appartiennent à cette vague de fond qui est plus qu'un simple effet de mode. Inventé outre-Atlantique, ciselé à coups de débats et d'appropriations plurielles, le concept de genre permet de dépasser la problématique de la visibilité des femmes pour débusquer les mille et une formes de pouvoirs qui sont liées à la construction de la différence des sexes, au "devoir être" des femmes ou des hommes. En sociologie et en sciences politiques, plus particulièrement ciblées par le premier ouvrage et ses 24 contributions, la mise en œuvre du concept de genre invite à revisiter bien des pans du monde social et politique : la théorie de l'universalisme, les relations internationales, le comportement électoral, la citoyenneté, le marché du travail, la mystique catholique, les mouvements sociaux, féministes, gays et lesbiens, les politiques publiques visant la famille, la sexualité et l'école. Indéniablement, le principe de l'égalité entre les droits des hommes et des femmes a fait son chemin, balisé le droit et incité les politiques à prendre des mesures dont la plus spectaculaire fut la loi promulguée le 6 juin 2000 pour "favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives". Mais les inégalités et la pesanteur des mentalités demeurent ou se modulent au rythme heurté du pas en avant pour deux pas en arrière. Entre la réussite des filles à l'école et leur rareté dans les échelons supérieurs là où se prennent les décisions, entre les formes ordinaires de séduction et les violences toujours aussi fréquentes à l'encontre des femmes, entre la conquête du droit de vote et la parité inaboutie, un mécanisme sournois produit des inégalités objectives et fait perdurer le plus vivant des clivages parmi toutes les fractures qui traversent le monde social et politique. Ce constat invite à articuler le concept de genre avec celui des classes sociales, quelque peu délaissé : au-delà du système, demeure en effet la question des acteurs, de leur identité plurielle, de leur consentement et de leur capacité à s'affranchir des stéréotypes, en fonction de leurs propres ressources intellectuelles, affectives et sociales.

BROUILLAGE DES RÔLES

Bien que moins théoricienne que les autres sciences sociales, comme en témoigne la diversité des approches et des termes utilisés (le genre, les genres, féminin et masculin, femmes/hommes, différence des sexes), l'histoire est bien placée pour décliner l'instabilité des classifications et les variations du symbolisme sexuel. Issu d'un colloque organisé par l'université de Rennes, Le Genre face aux mutations propose un regard neuf et de long terme sur une des questions fondamentales des historiens : le changement, ses facteurs et ses dynamiques, sa mesure et ses formes, ses limites. Mêlant à des degrés divers l'observation des représentations et des imaginaires sociaux, l'analyse des normes sexuées et des pratiques multiples de relations entre hommes et femmes, l'historicisation des identités sexuelles, 33 contributions, montrent que "toute mutation de la société s'accompagne d'un ajustement du genre", ajustement révélé dans l'articulation de ces différents niveaux et fin instrument de mesure du changement social. D'un panorama foisonnant et dense, parfois trop éclaté, que retenir ? Les pratiques apparaissent, notamment lors des périodes de crises brutales (guerres, révolutions), où le brouillage des rôles conduit à une peur de l'indifférenciation des sexes, plus mobiles que les représentations. Inscrites dans le long terme d'un système symbolique, ces dernières, qui pèsent sur les pratiques sociales et même sur les théories scientifiques (comme dans les cas de la fécondation et de l'hystérie), peuvent limiter la portée des mutations sociales ou politiques, ou s'y ajuster, soulignant par exemple au XIXe siècle l'incongruité des femmes à l'usine ou leur exclusion du savoir et du pouvoir politiques. Mais les représentations ne sont pas hors histoire et les reconstructions ne sont jamais à l'identique. L'ouvrage propose ainsi une complexification de la question de l'émancipation des femmes et invite les historiens à d'utiles réflexions sur les articulations entre permanence et changement, court et long terme, représentations et réalités, genre et appartenance sociale. Plus encore que Genre et pouvoir, Le Genre face aux mutations témoigne de l'actuelle mixité des chercheurs concernés par les études sur les femmes et le genre. L'évidente fécondité de ces approches contraste, faut-il encore le souligner, avec leur faible reconnaissance institutionnelle en France.

Cécile Dauphin et Françoise Thébaud

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 09.04.04