"PUBLIER EN ANGLAIS"

 

Atelier sandwich de Jean Leca et Yves Schemeil

Congrès de l’AFSP à Lille, 19 septembre 2002

Nombre d’idées ont été émises dans cet atelier d’un genre particulier, auquel ont participé des membres de l’association qui ont fait l’expérience de publier en anglais et en ont tiré des leçons pour eux-mêmes et pour leurs collègues. La disposition des lieux et l’organisation des repas n’ont pas permis de réunir tous ceux et celles qui l’auraient souhaité, mais la discussion a été riche et les différents points de vue possible ont été exprimés. Les organisateurs tiennent tout particulièrement à remercier Jean Laponce, ancien président de l’IPSA et directeur de sa revue jusqu’à l’an dernier, qui avait fait le déplacement depuis Vancouver.

Introduction d’Yves Schemeil :

Depuis plusieurs années déjà, l’AFSP (et aussi l’AESCP) se préoccupent de cette question. Le Conseil de l’AFSP a d’abord organisé une première séance de travail avec Patrick le Galès, Bruno Cautrès et Patrick Weil. Il m’a ensuite été demandé de constituer un comité (le COPINT) pour analyser la situation et faire des suggestions. Enfin, un projet de journée commune AFSP-AESCP, avec Jean Laponce, a été formé par Pierre Muller et Olivier Ihl, mais les circonstances n’ont pas permis de la tenir.

Je voudrais rapidement résumer les conclusions de ces précédents épisodes.

Tout d’abord, " publier en anglais " est un impératif. Il ne peut être entendu comme suivi d’un point d’interrogation. L’anglais est devenu comme le latin médiéval la langue véhiculaire des savants de tous pays. Je sais bien que Pierre Favre prédit avec beaucoup de conviction l’invention de logiciels de traduction automatique, mais leur généralisation ne résoudra que les problèmes d’écriture ; à l’oral, cela ne changera que les exposés faits en congrès (pour lesquels la traduction simultanée, voire consécutive, existe déjà). Les séances plus interactives resteront anglophones. Pourtant, on ne peut pas laisser les collègues venant de pays anglophones accaparer la production scientifique générale (textes " séminaux ") et même la couverture de notre propre pays. On ne peut pas non plus s’effacer derrière les collègues venant de pays où la communauté nationale est moins forte, et qui doivent par conséquent se faire reconnaître et recruter dans des universités anglophones.

En revanche, une politique de publication en anglais doit être assortie d’une présence accrue dans les éditions en d‘autres langues, notamment les langues des pays sur lesquels chacun travaille (arabe, russe, chinois, japonais, allemand, espagnol, portugais, italien, turc, etc.). Il est compréhensible qu’un spécialiste d’aire dite culturelle connaisse mieux la langue de sa zone que la langue internationale. Ce n’est pas le seul motif de publier en d’autres langues : nos relations avec les associations hispanophones, italophones, germanophones, etc. nous conduisent à multiplier les traductions dans leurs revues et actes de colloque. L’idée d’associations " régionales " ou " linguistiques " (évoquée à l’AISP) est une bonne idée.

Enfin, publier en anglais nécessite des moyens, inégalement répartis entre les générations, les universités, les spécialités. Il faudrait avoir une politique équitable et efficace de soutien à ces entreprises.

Exposé de Jean Laponce :

A partir de ma propre expérience, j’observe que quatre stratégies sont praticables.

La première stratégie est de soumettre un texte écrit en français a une revue de langue anglaise, en promettant une traduction si le texte est jugé valable par le comité éditorial. La direction de la revue ne pourrait, bien sûr, que donner son accord de principe sous réserve de voir la traduction.

La deuxième stratégie consiste à soumettre des articles écrits en français à des revues bilingues telles que l'IPSR et Information sur les sciences sociales, ce qui est tout à fait possible. Cette stratégie est en déclin. Lorsque j’ai pris mes fonctions de directeur de l’IPSR, 10% des articles soumis à son comité de rédaction étaient rédigés en français. Aujourd’hui, on n’en compte plus que 5% (je parle des articles soumis et publiés en français par des auteurs qui pensaient vraisemblablement qu'ils seraient lus par des " anglophones francophones " - il y en a bon nombre parmi les lecteurs de l'IPSR). Autrefois, la plupart de ces propositions venaient d’auteurs français, ce qui n’est plus le cas (il y a désormais davantage de Français qui écrivent directement leurs textes en anglais). Un autre indicateur commode est la langue dans laquelle les résumés d’articles sont rédigés (voir les notices de la Documentation Internationale en Sciences sociales), on observe que 73% sont en anglais et 8% seulement en français ; on compte aussi 8% d’abstracts en espagnol, 5% en allemand, 2% en italien.

La troisième stratégie consiste à rédiger un projet d’article en anglais moyen. Certes, des textes trop mal écrits ne peuvent être envoyés tels quels aux lecteurs critiques, ce qui dissuade certains auteurs potentiels français de le faire. Il y donc un seuil à franchir pour qu’un texte soit recevable. Mais ce problème se pose aussi aux anglophones ! Bien rédiger n’est d’ailleurs pas une question de style : il suffit que le texte soit compréhensible et sans ambiguïté, car la forme sera de toute façon corrigée par les éditeurs à leurs frais, pour une somme allant de 100 à 500 euros par article. Il faut savoir qu’il est encore plus cher de traduire un texte français en anglais (10 centimes le mot, pour des contributions allant de 8000 à 12000 mots).

Quatrième stratégie, celle que je privilégierais. Il y a en effet d’autres solutions que la traduction au coup par coup. La revue de l’Institut Pasteur publie désormais tous ses articles en anglais, elle s’est organisée à cette fin. La revue spécialisée dans les questions japonaises est publiée à Cambridge (Japanese Politics). Il pourrait être judicieux pour des Français de prendre le contrôle d’un périodique édité en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis : cela permettrait de mieux trancher les problèmes linguistiques et analytiques, à un moindre coût, mais aussi d’éviter que des article jugés publiables en France soient déclarés non publiables à l’étranger (comme cela arrive parfois).

Commentaires de Jean Leca :

Nous sommes face à un dilemme. D’une part, la communauté française de science politique a du mal à exister en France même face aux autres disciplines établies (comme l’histoire, la sociologie, l’économie): il lui faut donc écrire en français.

D’autre part, elle a encore plus de mal à se faire connaître à l’étranger, compte tenu de la nature spécifique de certaines de ses préoccupations et objets de recherche (très intéressants, mais souvent en marge de la science politique internationale comme les travaux de socio histoire ou d’ethnologie, ou encore les travaux portant sur la cuisine, la musique, etc.). Il lui faut aussi publier directement en anglais.

Discussion à laquelle prennent part C. Coulon, V. Dimier, V. Guiraudon, B. Palier, E. Page, V. Pujas, S. Saurugger, M. Steffen :

Les participants à l’atelier soulèvent plusieurs questions.

1) Quelle est la doctrine dominante dans la communauté des politistes au CNU ou au CNRS ? Existe-t-il en France des incitations à publier en anglais ? Est-ce un critère de qualité reconnu par les évaluateurs et recruteurs potentiels ? Ne sont-ils pas au contraire effrayés ou dissuadés d’embaucher des expatriés ? Publie-t-on dans les revues françaises des comptes-rendus d’ouvrages rédigés en anglais par des auteurs français ? Quelle est la visibilité de textes publiés dans des ouvrages collectifs à couverture cartonnée donc très chers et peu diffusés ?

2) Rédiger en anglais n’est pas simplement un problème de choix linguistique. C’est aussi un problème de conceptions scientifiques. Il faut connaître et accepter les formats intellectuels anglo-américains. Se familiariser avec les critères de rédaction légitimes en science politique (voire dans chaque sous-discipline) nécessite de passer du temps dans un pays de langue anglaise. Une fois que l’on y est parvenu, on peut avoir des difficultés à publier en français, compte tenu des habitudes de rédaction acquises à l’étranger ! Il faut également que les traducteurs éventuels connaissent les différences de format, et aussi la matière dans laquelle s’inscrit l’article proposé : comment choisir ces experts forcément rares ?

3) Il y a évidemment un problème de ressources : non seulement les capacités linguistiques, mais aussi le financement nécessaire, par exemple lorsque l’on soumet un ouvrage collectif à un éditeur et qu’il faut traduire en anglais certaines contributions. Comment payer les traducteurs ? Comment aider l’éditeur intellectuel à réviser des textes et les résumés de ces textes mal rédigés en anglais ? Faut-il s’adresser à des officines privées qui partent d’une première mouture malhabile pour en faire un document acceptable, et comment les rétribuer ? Comment remédier aux obstacles linguistiques (par des cours de langue y compris obligatoire dans les troisièmes cycles, et des ateliers d’écriture pour les enseignants et les chercheurs) ?

4) La réciprocité existe-t-elle ? Par exemple, rend-on assez compte d’ouvrages écrits en anglais ? Ne pourrait-on établir la liste des auteurs français qui pourraient le faire aisément  et devenir des reviewers habituels de grandes revues anglo-américaines ? Pourquoi n’enregistre-t-on pas de candidatures françaises lors des appels à constituer des boards of editors (comme pour la Revue de l’ECPR) ? Pourquoi la France ne constituerait-t-elle pas des réseaux d’auteurs anglophones comme la Belgique ou les Pays-Bas ? Combien de Français organisent-ils des panels en anglais dans des congrès internationaux ?

En conclusion, quelques mesures suggérées :

*prendre collectivement le contrôle d’un périodique édité en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis ;

*s’inscrire sur les listes de lecteurs auteurs de comptes rendus, voire infiltrer les comités éditoriaux des revues anglophones ou même en prendre la direction ;

*émettre un message fort de l’Association à l’intention des recruteurs et évaluateurs (commissions de spécialistes, jurys d’agrégation, CNU, CNRS) en insistant sur l’importance des publications en anglais.

*envoyer à des revues internationales des articles français déjà publiés, remaniés pour traduction en vue d’une nouvelle publication en anglais cette fois.

Yves Schemeil, 27 février 2003