Edition datée du 25 février 2005

Le Monde des LIVRES ESSAIS

" L'alter " national sera le genre humain

Reposant la question d'une possible émancipation à l'échelle planétaire, la nébuleuse altermondialiste est d'emblée apparue comme un mouvement de révolte dont le déploiement bousculait les Etats et ignorait les frontières. Plusieurs études empiriques tendent pourtant à nuancer cette idée.

Dès ses premiers balbutiements sur la scène politique mondiale, quelque part dans la décennie 1990, le jeune mouvement altermondialiste a laissé supposer la naissance d'un type de mobilisation totalement inédit, dont l'irrésistible déploiement se jouerait enfin des frontières. Mais si toute une littérature a salué la nouvelle ère, développant les thèmes d'une " société civile transnationale ", d'une révolte universelle qui viendrait riposter à la globalisation marchande, ces hypothèses généreuses en sont le plus souvent restées au stade du discours et de la profération enthousiastes. De ce lyrisme un peu incantatoire, on trouvera une récente illustration dans La Sorcellerie capitaliste (La Découverte, 228 p., 14, 50 ?), où Isabelle Stengers et Philippe Pignarre tentent d'articuler l'héritage marxiste, la théorie ethnopsychiatrie et la magie néopaïenne, pour refonder une doctrine internationaliste propre à exorciser les " ensorcellements capitalistes ".

TRAVAIL EMPIRIQUE

Le mouvement altermondialiste a également suscité quelques réflexions au long cours, adossées à un véritable travail empirique, et qui présentent au moins deux caractéristiques originales : d'un côté, elles visent avant tout à mettre en lumière les modalités pratiques des nouveaux engagements, pour lesquels l'élan d'une rébellion première compte au moins autant que telle ou telle " idéologie " constituée. De l'autre, ces enquêtes prennent la forme d'ouvrages collectifs où de jeunes chercheurs bénéficient de l'expérience acquise par leurs aînés, comme si le renouvellement des générations militantes appelait parallèlement un passage du témoin dans le champ des sciences sociales. Ainsi, parmi ces aînés, Jacques Ion fait figure de passeur. En 1997, le sociologue publiait La Fin des militants ? (éd. de l'Atelier/Ed. ouvrières), un livre désormais considéré comme un classique. Plutôt qu'une réelle crise de la politisation, il y diagnostiquait déjà une diversification des manières de s'engager. Moins d'u! ne décennie plus tard, on retrouve donc sa signature, côtoyant celles de deux jeunes collègues, Spyros Franguiadakis et Pascal Viot, dans un ouvrage au titre cette fois tout à fait affirmatif : Militer aujourd'hui .

Et si le point d'interrogation n'est plus de mise, c'est qu'entre-temps la nébuleuse " altermondialiste " a fait son apparition. Reposant la question d'une possible émancipation à l'échelle planétaire, ce nouveau cycle de contestation affiche des traits distinctifs que les trois auteurs décrivent un à un : une visée résolument pragmatique, un réel savoir-faire dans la mise en scène médiatique, et aussi une constante vigilance quant à la démocratie, laquelle se traduit par une certaine défiance à l'égard des partis et des formes traditionnelles de délégation (élus, porte-parole...).

Une manière de " déborder " les espaces habituels de l'action politique, enfin : " Penser global, agir local ", tel est l'un des grands mots d'ordre de cette galaxie de militants high-tech, qui passent du jour au lendemain d'un défilé contre la guerre en Irak à une lutte contre tel ou tel aménagement urbain au sein d'une petite ville de province. Dans cette façon de conjuguer le proche et le lointain, dans cette " alchimie du particulier et de l'universel ", les sociologues repèrent donc un signe d'affaiblissement du " nivea u national ", lequel serait mis en crise par la recomposition du paysage protestataire.

D'autres chercheurs nuancent pourtant cette idée, ainsi qu'en témoignent deux riches volumes qui viennent de paraître. Intitulé L'Altermondialisme en France. La longue histoire d'une nouvelle cause, le premier est issu d'un colloque international organisé fin 2003, à Sciences-Po Paris, par le Groupe d'études et de recherche sur les mutations du militantisme (Germm), colloque dont Le Monde a déjà rendu compte (voir notre édition du 2 janvier 2004). Dirigé par Eric Agrikoliansky et Isabelle Sommier, le second propose une Radiographie du mouvement altermondialiste, réalisée à partir d'une ! enquête menée lors du deuxième Forum social européen, qui s'est tenu dans la région parisienne en 2003.

Or, ce vaste travail collectif (plusieurs dizaines de chercheurs se sont mobilisés) tend à relativiser le lieu commun d'une révolte " sans frontières ", pour souligner au contraire la résistance des espaces nationaux. Aussi l'avant-garde de ce mouvement est-elle constituée de jeunes fonctionnaires conservant un lien très fort avec les structures de l'Etat, comme le montrent Boris Gobille et Aysen Uysal. Du point de vue tant social qu'idéologique, et quand bien même la plupart d'entre eux entretiennent une relation privilégiée (familiale, amicale ou professionnelle) avec l'étranger, ces militants continuent d'investir les causes spécifiques à leur propre pays : " Loin de flotter dans le monde, déraciné et sans attaches, l'internationalisme altermondialiste reste le fruit d'un fort ancrage national ", concluent deux jeunes chercheurs. Lesquels recourent à une formule du politologue américain Sydney Tarrow, pour désigner les acteurs de ces luttes tout-terrain comme des " cosmopolites enracinés ".

Jean Birnbaum