Pour télécharger
la une,
cliquez ici !

Le GERMM de l'AFSP
à la une du Monde !

 

Edition datée du 2 janvier 2004

Analyse

A la poursuite du "tramway" altermondialiste

Sur la scène intellectuelle et politique, il est des moments, rares, où les faits de génération peuvent s'observer à l'œil nu. Ce fut le cas lors du colloque international sur "les mobilisations altermondialistes", organisé fin 2003, à Sciences-Po Paris, par le Groupes d'études et de recherche sur les mutations du militantisme (Germm).

"En tant que diplodocus universitaire, je suis frappé par la jeunesse de cette assemblée... qui nous change agréablement des colloques habituels de la Fondation nationale des sciences politiques", a ironisé le politologue Jacques Capdevielle, pour le plus grand bonheur de la centaine de chercheurs présents, dont la plupart n'avaient pas trente ans. Le Germm, qui rassemble des chercheurs en science politique, est un groupe d'études membre de l'Association française de science politique (AFSP).

Trois séances plénières, début décembre, six ateliers et cinquante-cinq interventions (les textes sont disponibles sur www.afsp.msh-paris.fr) : c'est un "premier bilan intermédiaire"des travaux en cours sur les nouvelles radicalités internationalistes qu'ont voulu bâtir les organisateurs, Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule et Nonna Mayer. "Même si on sent une forte empathie dans beaucoup de papiers, ceci est un colloque universitaire, pas un forum militant", a prévenu Nonna Mayer lors de la séance inaugurale.

Consacrée à la genèse du mouvement en France, cette première séance a débouché sur un élargissement de la "chronologie signifiante" de la galaxie "anti" ou "alter" mondialiste (trois jours durant, les intervenants auront oscillé entre les deux formulations). Certes, on peut en situer la date de cristallisation au moment des grèves de l'hiver 1995, a concédé Eric Agrikoliansky (Strasbourg-II), mais il convient aussi d'explorer les généalogies multiples de ces mobilisations "qui vivent sur la revendication de la nouveauté".

Et pour cela repérer les étapes de leur "préhistoire"  : le contre-sommet "Ça suffa comme ci" de 1989, par exemple, organisé en marge du G7 et des festivités du Bicentenaire de la Révolution française, afin de réclamer l'annulation de la dette du tiers-monde. Là naquit une articulation inédite des anciens discours anti-impérialistes et des nouveaux engagements humanitaires (damnés du Sud, exclus au Nord), pour faire retentir le slogan "Penser global, agir local" dans un immense rassemblement où se mêlaient déjà, place de la Bastille, des "sans" (logis, emploi, papiers), des syndicalistes et des militants en tout genre.

LA CAMPAGNE CONTRE L'AMI

De même, mais cette fois en aval et non plus en amont, le chercheur Daniel Mouchard (Paris-I) a envisagé la campagne contre l'AMI (accord mondial sur l'investissement, qui ne verra pas le jour), fin 1997, comme "un moment catalyseur et accélérateur, où le système d'action des "sans" va contribuer à donner naissance à celui de l'altermondialisme, même si le terme n'existait pas encore", et ce à la fois d'un point de vue organisationnel (forme-réseau, coordinations...) et d'un point de vue cognitif (contre-expertises et stratégies de dévoilement). "Il y a des mobilisations alter avant les mouvements alter", a résumé Jean-Gabriel Contamin (université de Lille), évoquant, pour la période de l'après-1995, un "blanchiment politique" de thématiques autrefois marginalisées et qui ont permis "l'élaboration d'un anti-sujet", c'est-à-dire d'un ennemi commun.

Attentive à cette même "construction discursive de l'adversaire", Brigitte Beauzamy a décrit le "mécanisme collectif d'épreuve de vérité" qui a suivi le contre-sommet de Gênes (juillet  2001), alors que la mémoire militante de l'événement se concentrait tout entière dans le rappel de la violence policière, via la circulation de deux images mille fois projetées bien au-delà des frontières italiennes  : celle du corps ensanglanté du jeune Carlo Giuliani et celle de sa mère murmurant au milieu des larmes  : "Qui peut s'attendre à ça  ? Une charge à froid."

C'est encore à partir de l'exemple italien qu'a été envisagé un aspect souvent méconnu de ces engagements militants en leur enracinement national  : faisant circuler les tracts du groupe Azione Giovani, organisation de jeunesse de l'Alliance nationale (droite), Stéphanie Dechezelles (Bordeaux-IV) s'est interrogée sur la "plasticité" de la cause altermondialiste à l'égard de certains discours d'extrême droite, pour souligner qu'un thème comme la malbouffe ("Mange comme tu parles  ! Boycotte McDonald's  !") crée des passerelles  !

Durant ces trois jours de réflexion, le syndicalisme paysan fit l'objet de communications nombreuses et remarquées. Ainsi Yvan Bruneau (Paris-XIII) a-t-il souligné le rôle paradoxal de la Confédération paysanne au sein de la nébuleuse "alter": "Comment un syndicat représentant un groupe social en déclin s'est-il retrouvé en tête d'une mobilisation transnationale contre le néolibéralisme  ?", a-t-il demandé, avant d'analyser le malaise provoqué par certaines prises de position "bovistes", notamment sur la malbouffe ("Un syndicat paysan qui dit que les paysans font de la merde, ça passe mal") ou encore sur le Moyen-Orient  : ""La Confédération fait de la politique, maintenant", entend-on dans les départements..."

RÉFÉRENTIEL CHRÉTIEN

Jean-François Purseigle (Institut national d'agronomie, Paris) a exprimé les doutes de jeunes exploitants qui "ne savent plus sur quel pied danser", déchirés qu'ils sont entre, d'une part, la tradition de leurs pères (un réformisme d'inspiration chrétienne, adossé aux préceptes "jacistes" issus de l'humanisme de Maritain ou du personnalisme de Mounier) et, d'autre part, la tentation d'une radicalisation qui "frôle parfois le fondamentalisme agraire, avec cette idée selon laquelle l'agriculture doit être le socle de la civilisation. Ici, extrême gauche et extrême droite agricoles utilisent les mêmes références et font appel aux mêmes intellectuels, comme par exemple l'agronome Marcel Mazoyer". Cette importance singulière du référentiel chrétien fut l'un des grands acquis du colloque  : à côté de fondations telles que Rockfeller ou Ford, une ONG chrétienne comme l'Oxfam représente l'une des sources de financement les plus importantes pour le mouvement "alter", a ajouté Christophe Aguiton. De son côté, Emmanuelle Vignaux a expliqué la grande popularité du mouvement en Norvège par le soutien sans faille de l'Eglise établie  : "Lors du récent Forum social norvégien, l'évêque d'Oslo a participé à un débat intitulé "Le projet de Dieu contre le projet néolibéral"", a-t-elle indiqué.

Sur ce point comme sur bien d'autres, les chercheurs les plus chevronnés ont tenu à inscrire l'engagement "alter" dans la continuité des luttes passées. Le politologue Jean Leca, intervenant au nom des "têtes grises et blanches", a évoqué le souvenir des Festivals mondiaux de la jeunesse organisés jadis à Berlin  : "On se sentait tous ensemble, l'opinion était globalisée, oui, mais on n'avait déjà que des points de vue locaux, et les colonisés venaient surtout pour se justifier d'être universels tout en étant nationalistes." Se présentant comme un "chercheur retraité", René Mouriaux, spécialiste du mouvement ouvrier, a rappelé le rôle crucial des quakers et plus largement des protestants dans la naissance du mouvement pacifiste américain, pour relativiser le caractère totalement inédit des mobilisations "alter": "Dans le nouveau, il y a toujours du passé, de l'encore là. Le nouveau, c'est le retour au passé..., c'est le tramway."

Jean Birnbaum

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.01.04