Voici comme base de discussion la conclusion de la thèse de doctorat soutenue par Cédric Parizot, (pp. 519-534) intitulée "Le mois de la bienvenue. Réappropriations des mécanismes électoraux et réajustements de rapports de pouvoir chez les Bédouins du Néguev, Israël."

Soutenue le 21 décembre 2001 à l'EHESS, cette thèse analyse les conditions d'émergence de formes de participation électorales plus individuelles et idéologiques chez les Bédouins du Néguev à la fin des années quatre-vingt-dix, ainsi que leur pertinence dans les réajustements de rapports de pouvoir au sein de cette société, de même qu'entre ses membres et l'Etat d'Israël. Car, en dépit de leur sentiment de marginalité sociale, économique et politique, et malgré la persistance des formes de domination et de solidarité inscrites dans "l'ethos tribal", les Bédouinsinvestissent davantage le processus électoral, sans pour autant l'utiliser de manière uniquement pragmatique pour assurer la promotion d'individus ou de groupes restreints. L'analyse porte sur les données recueillies au cours des campagnes électorales municipales et législatives qui se sont tenues dans la ville bédouine de Rahat respectivement en 1998 et en 1999, ainsi que durant les autres campagnes électorales qui ont eu lieu pendant les cinq années que j'ai passées sur le terrain (entre janvier et juillet 1996, ainsi que de janvier 1998 à février 2001), privilégiant l'immersion et l'observation participante.

CONCLUSION

Les conditions d'intégration et les modalités d'administration imposées aux Bédouins du Néguev ont contribué à les marginaliser socialement, économiquement et politiquement du reste de la société israélienne. Parallèlement, si les autorités ont concouru à la déstructuration de l'organisation sociale tribale, elles ont en revanche favorisé l'émergence d'une nouvelle forme de "tribalisme" (gabaliyya, `a'iliyya) reposant bien souvent sur une tradition reconstruite à partir des repères fournis par le modèle dominant. Dans ce cadre l'introduction du processus électoral parmi cette population et les finalités pour lesquelles il a été introduit dans les années cinquante -c'est-à-dire comme un mécanisme de cooptation des élites tribales- ont profondément influencé l'approche qu'ont développée les membres de cette population à l'égard des élections nationales et plus tard à l'égard des élections municipales.

En conséquence, si l'Etat d'Israël a pu à certains égard jouer le rôle d'agent "modernisateur", il a parallèlement joué le rôle d'agent "conservateur." Néanmoins, comme je le précisais au début de ce mémoire, il n'est pas pertinent de surévaluer le rôle de l'Etat dans la pérennisation ou plutôt la reconstruction du " tribalisme " et dans le type d'approche que les Bédouins développent par rapport au mécanisme électoral. Une telle perspective serait trop réductrice.

A la fin des années quatre-vingt-dix, le mécanisme électoral fonctionne toujours comme un mécanisme garantissant l'accès à des ressources plus ou moins fondamentales dans la reproduction des conditions de vie matérielles ou sociales de la population locale. Lors des élections municipales et lors des élections nationales, le vote s'oriente donc de manière privilégiée le long de chaînes de médiation. A Rahat, les élections municipales jouent à cet égard un rôle beaucoup plus important que les élections nationales.

Lors des consultations locales, les solidarités (`a'iliyya) dérivant des liens de parenté réels ou classificatoires deviennent un support pertinent de mobilisation dans la mesure où la position sociale des groupes lignagers de statut élevé est directement mise en cause. Inversement, lors des élections nationales où le statut de ces groupes n'est pas en jeu, la `a'iliyya joue un rôle secondaire, laissant la place aux relations de clientèle, ainsi qu'à d'autres modes de sociabilité qui émergent dans le cadre fourni par l'espace urbain et les nouveaux modes de vie. Le vote prend alors un caractère "ethno-localiste", les électeurs préférant voter pour des candidats ou pour des partis politiques qui sont représentés dans leur espace géographique restreint et qui peuvent leur garantir une aide particularisée.

Pour les élites, les élections locales et nationales fonctionnent comme un formidable mécanisme de promotion. Elles font l'objet d'une telle attention car ces élites n'ont pas d'autres canaux de mobilité. La municipalité et les partis politiques arabes sont les seules instances susceptibles de leur accorder des postes et une fonction politique. Il n'existe pas d'institutions alternatives pour que ces élites locales se tournent vers d'autres canaux de promotion. De ce point de vue, la sur-mobilisation observable lors des campagnes électorales municipales est une adaptation à la marginalité politique nationale. Majid Al-Haj (1993a, 1993b) l'évoquait déjà à la fin des années quatre-vingt.

Cette situation encourage donc la compétition entre les notables et les militants locaux, compétition qui, compte tenu des modalités de mobilisation de l'électorat le long de réseaux de médiation, prend souvent l'aspect de luttes factionnelles dans les élections municipales et nationales. Il faut ajouter à cela l'attitude des directions nationales des partis politique arabes qui, en dehors du Mouvement Islamique, ne semblent pas prêtes à investir des moyens à long terme pour créer les bases d'une structure d'encadrement de "masses." Privilégiant des stratégies plus économiques et certainement plus efficaces dans l'immédiat, elles ont recours à celles développées par le Mapaï dans les premières décennies suivant la construction de l'Etat d'Israël. Ces stratégies assurent la pérennité du notabilisme et le cloisonnement des équipes électorales lors des élections nationales. Chaque parti politique est identifiable en fonction du ou des notables qui le soutiennent et les conditions de cooptation au sein de ces équipes restent conditionnées par les relations dont dispose le postulant. Il est alors très difficile de voir émerger entre les l'ensemble des militants d'une même formation politique un phénomène d'identification commun sur le modèle d'une "communauté imaginée", phénomène d'identification qui permettrait le développement d'un esprit de corps susceptible de concurrencer la `a'iliyya. Enfin et surtout, ce mode de recrutement favorise l'éclatement du paysage politique local et l'amplification des rapports de rivalité entre les élites politiques. A ce jour, seuls des groupes restreints de militants ont tenté de jeter les bases de structures partisanes fondées sur des modes de mobilisation individuels et privilégiant l'émergence d'un esprit de corps fondé sur les rapports d'affinité idéologique. Ils sont présents dans tous les partis politiques sionistes et arabes, mais ne semblent pas pouvoir imposer ce mode de fonctionnement au reste des militants.

Parallèlement, les modes de recrutement des militants "auxiliaires" au sein des équipes électorales, surtout dans le cadre des élections nationales, donnent lieu à des transactions financières qui n'ont pas le même effet que les autres rétributions du militantisme. La relation que ces transactions instaurent est vécue sous son rapport objectif et lie donc très peu les deux parties concernées. Lors des élections nationales, un grand nombre de personnes ne sont pas prêtes à seconder les équipes électorales tant qu'elles ne sont pas payées. Il faut ajouter à cela les systèmes d'encadrement des votants et la fraude. Sans pour autant affecter de manière significative les résultats de vote, ces méthodes de contrôle, totalement prises en charge par les organisateurs locaux, contribuent à aliéner davantage le pouvoir politique de l'électeur, ainsi qu'à développer une forme d'assistanat électoral.

Ainsi, si lors des élections nationales certaines personnes refusent de se mobiliser pour aller coller des affiches, faute de pièces sonnantes et trébuchantes, d'autres refusent de se déplacer à leur bureau de vote si personne ne vient les chercher. Dans ce contexte, les discours qui, au nom de l'idéal démocratique, disqualifient les pratiques clientélistes et les formes de domination et de solidarité "tribales" ont souvent un effet pervers en favorisant le développement du cynisme de la population locale déjà convaincue de son incapacité politique. Nous avons envisagé jusqu'à quel point cette population avait intégré sa condition de dominée et se tenait en priorité pour responsable de cette domination. La vision mystifiante qui en découle est alors dynamisée à son tour par ces discours, puisqu'ils favorisent l'appréhension de la réalité politique locale comme la preuve de l'infériorité culturelle des Bédouins par rapport à la société dominante.

Ces "faits" deviennent alors des arguments dans une théorie linéaire et évolutionniste du changement social où la "tradition tribale" est souvent perçue comme un obstacle à la "modernité démocratique" ou tout simplement à la "modernité politique." Nous avons pu noter les limites de cette approche structurée par l'idée d'un grand partage entre "tradition" et "modernité" ou "tribalisme" et "mode d'affiliation partisan." Approche qui est malheureusement partagée et défendue par un grand nombre de chercheurs. En fait, si l'utilisation que les Bédouins font des élections nationales et municipales relève d'une approche profondément pragmatique et témoigne de la persistance des formes de domination et de solidarité inscrites dans l'ethos tribal, cette utilisation ne s'oppose pas à la politisation croissante de la population locale, ni à l'émergence d'autres modes d'affiliations. C'est à l'occasion des consultations municipales que sont formés à Rahat des jeunes militants qui ont été ensuite amenés à jouer un rôle sur la scène politique locale. Les candidats incarnant l'élite administrative locale ne peuvent plus négliger les aspirations renouvelées des jeunes générations qui constituent la majorité de l'électorat rahatien.

Accointés avec la pratique politique électorale, acquérant un outillage politique et un sentiment de compétence suffisant, certains de ces militants tentent ensuite leur chance dans le cadre des élections nationales. Les plus jeunes éléments de la population sont d'autant plus encouragés à participer activement dans le cadre des élections que l'engagement politique tend aujourd'hui à constituer un critère positif d'identification sociale. D'ailleurs, même les plus cyniques trouvent nécessaire de se justifier, quitte à se replier sur des formes "d'hypercivisme apolitique." A cet égard, les modes d'appréciation de la conduite des hommes politiques contrastent fortement avec ceux qui prédominaient encore à la fin des années quatre-vingt. A cette époque, c'est au contraire la distanciation des questions politiques qui était valorisée. Ces hommes ne sont plus les mêmes. Les affaires politiques étaient alors la chasse gardée des sheikhs et des autres notables locaux.

Certes, à la fin des années quatre-vingt-dix, le vote pour un parti ou le fait de se situer sur l'échiquier politique national n'est pas un critère identitaire pertinent pour tous. Comme je le soulignais précédemment, le partage d'une identité commune entre des sympathisants locaux d'un parti politique est limité par les modes de mobilisation auxquels ont recours ces formations. En revanche, j'ai montré que dans certaines familles étendues se développaient une culture partisane pouvant avoir une influence décisive sur l'orientation du vote, lors des élections nationales. Car dans ces familles le vote n'est plus simplement perçu comme le renouvellement d'une allégeance à un centre de pouvoir, garantissant l'accès à de précieuses ressources, mais il est envisagé parallèlement comme l'affirmation d'une idéologie particulière. La permanence du choix électoral sur plusieurs décennies chez les membres de ces groupes restreints le prouve. Du reste, les partis politiques implantés depuis longtemps dans le Néguev se suffisent dans bien des cas de ces réseaux diffus de sympathisants. Ne voyant aucune nécessité de recourir à des opérations de cooptation pour gagner leur soutien, ils concentrent alors leurs efforts sur d'autres groupes d'électeurs.

Parallèlement, le champ politique s'autonomise et se spécialise. Il est également beaucoup plus ouvert, car le militantisme n'est plus autant fonction du statut social comme ce fut le cas jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les militants politiques d'aujourd'hui ne sont plus les fils des sheikhs d'hier. En outre, si les années quatre-vingt ont été marquées par l'émergence d'une classe d'acteurs politiques professionnels, les années quatre-vingt-dix témoignent d'une spécialisation des rôles au sein de ce groupe. Les élites politico-administrative et les kbar préfèrent laisser le devant de la scène aux plus jeunes militants afin de pouvoir se concentrer sur les activités politiques locales. Ce processus est particulièrement sensible à Rahat, en revanche, c'est moins le cas dans les villes planifiées qui n'ont eu la possibilité de tenir leurs élections municipales qu'en 2000. Le fait que, que les élections municipales donnent lieu à des alliances politiques souvent au détriment des affiliations politiques nationales de chacun prouve effectivement l'importance des enjeux statutaires et matériels par rapport aux enjeux idéologiques. Mais, cela ne signifie pas pour autant que les acteurs locaux renoncent à leur idéologie ou qu'ils se dépolitisent. Les enjeux sont différents. Par ailleurs, ces individus tentent fréquemment d'utiliser leur position de pouvoir pour faire valoir leur idéologie et imposer leur mode de fonctionnement de pouvoir. Le débat idéologique se trouve ainsi transféré au sein des factions locales au lieu de prendre place entre les elles. Comme Marc Abélès (1989 : 330) nous le rappelait, à propos de la France rurale, nous ne saurions succomber au discours des partis politiques qui tendent "à imposer l'idée d'une univocité, comme si du bas au haut de l'édifice [au niveau des élections nationales, régionales, et municipales] les relations politiques se réduisaient à un antagonisme réglé une fois pour toutes entre les représentants des différentes composantes de cet univers."

Même si la disparition des symboles nationalistes lors des campagnes municipales de 1993 et de 1998 traduit effectivement une certaine distanciation de la population bédouine par rapport aux questions nationales liées au conflit israélo-palestinien, il faut également voir dans ce processus une réorientation des enjeux politiques en raison de l'entrée sur la scène nationale des groupes radicaux que constituaient les Enfants du Pays et le Mouvement Islamique. Ayant la possibilité de s'exprimer dans le cadre des campagnes nationales depuis 1996, leurs représentants locaux peuvent maintenant se concentrer sur des questions politiques locales au cours des élections nationales. La politisation croissante des Bédouins du Néguev fait, d'une certaine manière converger les trajectoires politiques de cette population et celle du Nord du pays à partir des années soixante-dix. Pourtant cette politisation, souvent associée à la modernité politique s'est opérée plus par des moyens considérés comme "traditionnels" que par des facteurs "modernisateurs", tels que les organes et les institutions de l'Etat d'Israël. Effectivement, en premier lieu, la transmission des valeurs politiques associées à la démocratie s'est fait surtout par l'intermédiaire des réseaux de parenté et de clientèle, reproduisant des modes de domination et de solidarité inscrits dans "l'ethos tribal." Ce phénomène est manifeste au regard du déroulement des campagnes électorales de 1998 et de 1999.

Lors des élections municipales les débats s'articulant autour de différents modes de représentations du pouvoir ont interpellé l'ensemble de la population. Qu'ils aient lieu dans les meetings politiques ou dans les stratégies de démarchages privées, ces débats ont été transférés dans une grande partie des foyers rahatiens. Dans le cadre de l'analyse de la campagne municipale, il était difficile de mettre en valeur les répercussions de ces débats. En revanche, lors de l'étude de la campagne nationale de 1999, nous avons eu le loisir de mesurer leur impact. Loin de se résumer à des exercices démagogiques, les allocutions des candidats et des militants jouent un rôle fondamental dans la transmission de valeurs politique à l'électorat. Ces débats revenant régulièrement d'une campagne à l'autre ne sont pas sans effet sur les changements de perception de la population bédouine.

Ce sont de nouveaux modes d'autorité, de nouvelles perceptions du rôle de la personne en société qui sont véhiculés dans le cadre de ces campagnes électorales. Mais, les élections ne sont pas les seules périodes où ces valeurs circulent. Nous l'avons constaté dans le cadre des itinéraires des militants affiliés aux partis politiques sionistes et nationalistes arabes. De même, par le biais du travail des associations dont le nombre n'a cessé de progresser durant les dix dernières années, les électeurs sont exposés continuellement à ces nouvelles perceptions de l'autorité et de la construction de la personne. Le cas de la socialisation politique de certaines femmes rahatienne est particulièrement évocateur. Cependant, "le mois de la bienvenue" (ûahar marhaba) constitue un moment et un lieu de politisation plus intense compte tenu des nombreuses visites que les acteurs politiques effectuent dans les foyers de leurs électeurs où ils jouent le rôle de médias politiques. Dans un contexte où, en dehors du Mouvement Islamique, les structures partisanes dans le Néguev conservent un caractère temporaire et très fréquemment improvisé, et où la population continue d'entretenir des rapports ambigus avec "la politique" (as-siyasa), les chaînes de médiation restent le principal canal de transmission de la pédagogie politique.

En outre, si les relations de clientélisme et les solidarités fondées sur les liens de parenté constituent toujours aujourd'hui un cadre de mobilisation privilégié, ces relations ne sont plus envisagées aujourd'hui par les acteurs locaux de la même manière que durant les décennies précédentes. Les relations de dépendance avec les centres de pouvoir qu'incarnent les directions nationales des partis politiques contrastent nettement avec les périodes précédentes. L'évolution du contexte politique national et régional en est partiellement responsable. La fin de l'hégémonie du Mapaï en 1977, laissant la place à un système de bipartisme, puis la multiplication des petites formations à partir du milieu des années quatre-vingt bouleversent considérablement la donne politique en augmentant la concurrence entre les différents agents susceptibles de fournir des ressources aux intermédiaires locaux. L'implantation dans le Néguev de partis politiques arabes à la fin des années quatre-vingt et le développement du secteur associatif sur lequel ils tentent de conserver un contrôle fait intervenir des acteurs politiques qui concurrencent directement l'offre des partis sionistes. Enfin, l'introduction du processus électoral municipal réduit encore la dépendance des Bédouins à l'égard des administrations nationales.

Dans le cadre de cette concurrence, qu'elles mobilisent des suffrages en faveur des partis arabes ou des partis sionistes, les élites locales cherchent moins à renouveler leur allégeance qu'à marchander un soutien en échange de contreparties symboliques ou matérielles. Les relations de clientélisme qui s'instaurent lors des campagnes électorales nationales entre les candidats et les responsables des équipes électorales subissent donc des mutations profondes. Vécues davantage sous leur rapport objectif que sous leur rapport subjectif, ces relations sont moins engageantes qu'auparavant. Même les électeurs se trouvent dotés d'un pouvoir de négociation indéniable face aux multiples intermédiaires qui surenchérissent pour emporter leur soutien. Loin de se cantonner au champ des élections nationales, ces transformations se répercutent également dans les élections locales. Compte tenu des contacts permanents entre les électeurs et les dirigeants locaux et en raison des rapports de pouvoirs entre les groupes, ces transformations sont moins sensibles, mais candidats et militants s'en plaignent tout autant. Or c'est bel et bien ce processus de désaffiliation partielle des formes de domination et de solidarité reposant sur le clientélisme et les liens de parenté qui permettent aux acteurs locaux de se tourner vers d'autres modes d'affiliation, sinon l'intégration des valeurs politiques associées à la "modernité politique."

La politisation croissante de la population locale se traduit d'ailleurs dans les stratégies de réappropriation du rituel électoral pour lui donner une efficacité qu'il n'a pas en raison de la marginalisation de la population arabe et de ses représentants. Les visites effectuées par les députés arabes ou les militants auprès de leurs "clients" se transforment parfois en rituels d'inversion ou de renégociation des rapports avec la société dominante. Les "messes de contestation" que nous avons observées lors des tournées de Talab as-Sana` et de `Azmi Biûara lors de la campagne nationale de 1999, renvoient d'ailleurs aux rituels improvisés des jeunes militants dilettantes qui tournent le moindre événement en un moyen d'exprimer leur communauté de valeurs et leur capacité de résistance au pouvoir de la société dominante. Dans les deux cas, il s'agit bien de renverser l'équation dominant dominé, la participation à la campagne électorale devient alors un moment de réaffirmation de valeurs communes et la restauration d'une dignité toujours recherchée. Ces rituels d'inversion ou de renégociation des rapports entre dominant et dominés, se retrouvent également à l'occasion des campagnes électorales municipales dans le cadre des meetings politiques. Quelle que soit l'obédience politique des orateurs et l'orientation de leur discours, il s'agit pour eux de prouver leur aptitude à gouverner, mais également d'affirmer leur parité statutaire avec la société dominante.

Parallèlement, l'encadrement, la manipulation du rituel civique et la fraude électorale qui les accompagnent, s'inscrivent également dans les processus de réappropriation du fonctionnement et du sens de la pratique électorale. L'encadrement de l'électorat n'est pas seulement un moyen d'affirmer le contrôle des acteurs politiques locaux sur la masse des électeurs. Il intervient également comme un défi posé aux agents de l'Etat incarnés par les fonctionnaires et les assesseurs juifs qui viennent participer à la surveillance du vote. Dans cette opération, les organisateurs bédouins jouent la mise en scène de leur affranchissement du contrôle des autorités en utilisant un langage et des pratiques frauduleuses qui ont été introduites par celles-ci durant l'administration militaire. Ce faisant, ils participent également à introduire une approche particulière du scrutin et une définition spécifique de la citoyenneté locale et du civisme. En participant à la fraude, les militants et les électeurs n'affirment pas leur inscription dans la communauté citoyenne israélienne, mais aussi dans la communauté locale, régionale ou nationale palestinienne qui se construit en opposition avec la société dominante. En démontrant l'impuissance des assesseurs et des forces de l'ordre représentant la société dominante, les Bédouins qui participent à ce rituel célèbrent leur existence politique et leur capacité d'expression.

Ces réappropriations du mécanisme électoral qui, sous un certain angle d'approche peuvent être perçues comme des phénomènes de "corruption", constituent pourtant des facteurs de politisation. Ces rituels ne sont pas simplement cathartiques ni simplement fonctionnels, tel que le laissait entendre Dan Rabinowitz (1997) à propos du vote pour les partis politiques arabes. Rappelons que l'auteur envisageait le vote pour ces formations comme un point d'honneur et une forme d'exutoire permettant aux Arabes d'exprimer leur "être politique" (political being), tandis qu'il assimilait le vote pour les partis politiques sionistes à une résignation dans le cadre d'une démarche pragmatique.

En fait, comme j'ai tenté de le démontrer, ces rituels n'expriment pas seulement les frustrations et la contestation d'une population en situation de domination qui aurait progressivement et préalablement pris conscience de cette situation et de son identité collective pour l'exprimer ensuite dans le vote. Au contraire, dans le cas des Bédouins, il semble que ces rituels participent autant à l'expression qu'à la construction de leur identité et de leur conscience collective, ainsi qu'à constituer comme une priorité l'expression de cette identité et de cette conscience collective dans le cadre de la campagne électorale, sinon dans le vote. Ils expriment, tout comme ils modifient, les dispositions des acteurs locaux à l'action politique.

En conséquence, l'augmentation du vote pour les partis politiques arabes dans le Néguev ne doit pas être appréhendée comme seul critère d'évaluation de la prise de conscience de la part de la société bédouine de son identité palestinienne ou de son identité communautaire. Nous avons vu dans le cas de jeunes nationalistes que si ces jeunes éléments expriment leur identité nationale dans le cadre des élections législatives ce n'est pas parce qu'ils se sentent plus palestiniens que les générations précédentes, mais surtout parce qu'ils attribuent une autre signification au vote, tout comme à l'idée même d'identité palestinienne. D'ailleurs, leurs aînés attachent fréquemment plus de profondeur à cette identité. Elle a pour eux une dimension plus palpable et plus sensible, surtout pour ceux qui ont vécu le conflit de 1948 ou qui sont nés dans les années qui l'ont suivi. Ces hommes gardent encore la mémoire de leurs terres confisquées, des déplacements de populations et de la douloureuse période de l'administration militaire.

Inversement, leurs cadets ne peuvent appréhender ces phénomènes que par les récits et les ressentiments que partagent avec eux leurs aînés. Leur connaissance est donc beaucoup plus abstraite et souvent fondée sur leur propre expérience de la discrimination. Elle est ensuite reconstruite dans le cadre de ces rituels mondains de contestation. Tout comme celle de leurs aînés. Mais si ces différentes formes de conscience tendent à converger, elles restent néanmoins distinctes et donnent lieu à des réactions et des traitements des objets politiques souvent différents. L'augmentation du vote arabe dans le Néguev peut effectivement être considérée comme un renforcement des sentiments d'appartenance à un collectif, national ou communautaire. Mais, il faut également tenir compte de l'intégration plus profonde du mécanisme électoral comme un mode d'expression privilégié. Mécanisme qui, pour reprendre les propos de Pierre Bourdieu (1973), reste malgré tout un mode d'expression dans des termes, des lieux et des moments spécifiques que ne choisissent pas les acteurs et qui tend de fait à créer une opinion politique qui n'existerait pas autrement.

Parallèlement, le vote pour les partis sionistes ne peut être envisagé sous le seul angle d'une démarche pragmatique et clientéliste au détriment de l'expression d'un "être politique" (political being). Une telle conclusion omet le fait que le vote pour les partis politique arabe présente également des aspects clientélistes, elle oublie que dans certains groupes, le vote pour des partis politiques sionistes correspond à l'affirmation d'une perception particulière des relations avec les populations juives environnantes ainsi qu'à une autre manière d'envisager son intégration dans l'Etat d'Israël. Par ailleurs, c'est négliger les multiples dérivations du mécanisme électoral qui, en mettant en place des mécanismes d'expression connexes, ne limite plus cette expression au seul contenu du vote. Nous avons vu dans le cas de certains militants des partis sionistes qu'il leur était possible de contester ouvertement l'autorité de l'Etat tout en soutenant les représentants de l'establishment.

Ces rituels permettent enfin d'évaluer plus précisément l'extension des réajustements des rapports de pouvoir qui ont eu lieu depuis les cinquante dernières années entre la société bédouine et la société israélienne au niveau du mécanisme électoral. Certes, ce n'est que récemment que les Bédouins mobilisent et investissent l'espace publique et, plus particulièrement, le processus électoral pour agir plus concrètement sur leur intégration ou exprimer leurs revendications. Néanmoins, si au début des années quatre-vingt, une minorité de personnes disposait du sentiment de compétence politique, c'est le cas d'un plus grand nombre à la fin des années quatre-vingt-dix. Les stratégies de contrôle développées par l'intermédiaire du scrutin entre les années cinquante et le début des années quatre-vingt ne peuvent plus produire les mêmes effets à la fin des années quatre-vingt-dix sur cette population.

Dans le cadre de ce processus de politisation, nous ne saurions cependant ignorer l'influence des valeurs dominantes et l'introduction de la pratique électorale dans le cadre municipal. L'intégration croissante des valeurs de la société dominante en ce qui concerne les modes d'exercice de pouvoir et la perception du rôle politique de l'individu en société, consacre l'israélisation ou plutôt la créolisation de la culture bédouine, ainsi que son statut périphérique. Toutefois, cette surdétermination n'implique pas une disparition de la culture périphérique. Comme le soulignait Ulf Hannerz (1991), un processus de créolisation implique également un potentiel de création de la part de la culture périphérique. Nous avons pu l'envisager au niveau des processus de réarticulation des notions tels que celle de démocratie, participation, engagement partisan, etc.

Ces processus montrent véritablement l'hybridation de ces concepts tout comme celle qu'opère la population locale du mécanisme électoral. L'examen du cas de Mliha, cette jeune fille qui refusait de parler politique mérite une attention toute particulière. Il montre qu'elle puise dans plusieurs systèmes de référents auxquels elle a accès pour ré-imaginer ses rapports avec le pouvoir. Ce faisant, elle est confrontée à différentes représentations de la personne et de son rôle en société. Mais comme j'ai tenté de le montrer, son dilemme ne se réduit pas à la confrontation d'"un modèle démocratique" face à "un modèle tribal." Les concepts à partir desquels elle effectue ces réarticulations sont déjà traités par les relais qui lui permettent d'y accéder. De ce fait, elle n'est pas confrontée à une conception de la participation politique inscrite dans le modèle démocratique, mais à plusieurs qui correspondent aux traitements qu'en font ces relais. Le même constat peut-être fait à propos du "modèle tribal" qui fait également l'objet de traitements différentiels en fonction des individus considérés. Nous avons remarqué à cet égard les traitements nuancés qu'en faisaient les jeunes militants et les kbar.

La dynamique de confrontations auxquelles donne lieu la campagne entre ces différents modes de représentations influence nécessairement les perceptions des acteurs qui ré-imaginent constamment d'autres modèles de construction de la personne. Certes, à l'échelle de la communauté locale et dans le temps, ces modes de pensée constituant l'ethos tribal témoignent de permanences. Néanmoins, compte tenu de leur flexibilité et du fait que les acteurs locaux les articulent en permanence, modèles locaux et modèles provenant de la société dominante ne peuvent plus être envisagés dans un rapport d'extériorité. D'ailleurs, il serait pertinent de rappeler que ces " modèles " n'existent pas en tant que tels, mais qu'ils sont uniquement lerésultat d'une construction permanente auxquelles se livrent les individus. Ils sont le produit d'une dynamique produite par les acteurs même si celle-ci leur échappe.

En prenant comme point de départ des "conceptions culturelles" des modes d'autorité, de la construction de la personne, de la participation politique, conceptions qui sont souvent modélisées par les chercheurs, on risque de s'enfermer dans une approche trop déterministe du comportement politique. Comme le précisait Martin Sökefeld (1999 : 428) "Everyone will agree, I suppose, that concepts are held and expressed not by cultures but by human beings. Who, concretely, voices a concept that is accorded the status of a "cultural" one? Asked differently, which people do anthropologists ask in order to elicit a cultural concept ? Can we assume that the individuals who are supposed to belong to "a" culture share the respective concepts ? Or do we have to take differing understandings related to differential interests, (subjects) positions, and individual exegesis into account ?" L'auteur ajoutait plus loin (1999 :429) : "If culture is the outcome of a struggle (as Fox [1985] maintains), we have to look for those who are struggling. Put differently, if cultures (·) are note simply shared, those who do not share and who can no longer be subsumed under these concepts gain renewed importance."

Cette citation peut paraître surfaite dans la mesure où, depuis les années quatre-vingt, de nombreux anthropologues envisagent les rapports entre société et individus dans une dialectique plus subtile que ne le faisaient les approches déterministes et interactionnistes. Néanmoins, il semble qu'en ce qui concerne l'approche des phénomènes de mobilisation électorale dans le monde arabe, l'idée du caractère rétif des formes de domination inscrites dans l'ethos tribal aux autres modes d'affiliation politique et particulièrement ceux qui prennent une dimension idéologique, restent largement admise. Or, au risque de me répéter, j'ai montré que les formes d'affiliation reposant sur le clientélisme ou les solidarités tribales permettent le développement d'une culture politique idéologique dont l'effet est souvent décisif dans le choix de vote. L'affiliation idéologique n'est plus pensée sur un mode individuel, mais collectif.

L'affiliation idéologique collective joue alors le rôle de solidarité coextensive à celles qui dérivent des liens de parenté, de voisinage, de clientélisme ou encore d'amitié.

Cette recherche ne nous a pas simplement permis d'envisager la contemporanéité des solidarités tribales, mais surtout la nécessité de les appréhender comme un cadre de sociabilité politique en concurrence avec d'autres qui dominent également dans la société bédouine et qui semblent tout aussi importants pour expliquer le comportement des acteurs locaux. Au lieu d'envisager leur co-existence, il faut au contraire évaluer dans quelle mesure ils peuvent s'enrichir mutuellement pour donner lieu à des phénomènes d'hybridation desquels émergent d'autres modes d'affiliations politiques. Dans cette perspective, il ne s'agit plus d'essayer de voir si les sociétés arabes sont capables de voir émerger en leur sein une dynamique politique plus participante en cherchant des réponses dans une altérité essentielle, mais au contraire de se concentrer sur les trajectoires politiques qu'entraînent les phénomènes de créolisation ou d'hybridation.

Si le cas du Néguev peut paraître exceptionnel à bien des égards, compte tenu de la situation spécifique de minorité de la population bédouine dans l'Etat d'Israël, de la nature du régime israélien et compte tenu du niveau de déstructuration prononcée de l'organisation sociale locale, il offre en revanche des données comparatives intéressantes pour envisager les situations dans les pays arabes voisins. Malgré son angle d'approche particulièrement restreint, cette recherche nous a permis de dépasser largement la question des formes de participation et le champ de l'activité politique pour faire apparaître des évolutions marquantes en ce qui concerne les réajustements entre la société locale et l'Etat. Elle pourrait donc constituer une approche complémentaire à celles développées par les recherches des anthropologues et des politologues qui ont déjà envisagé la question des pratiques électorales dans d'autres pays du monde arabe. Des recherches, notamment en Jordanie et en Palestine (Bocco, 1996 ; Augé, Bocco & Duclos, 1998 ; Legrain, 1998, 1999), ont noté la coexistence entre ces formes d'affiliation et celles de type partisan dans le cadre des élections. Pourtant, elles continuent à traiter ces différentes formes dans un rapport d'extériorité, sinon d'incompatibilité. Peut-être faudrait-il envisager les recompositions et les transformations que connaissent les solidarités tribales comme directement liées à leurs articulations avec ces autres formes de sociabilité politique qui, comme l'a montré Jean-François Legrain (1999), peuvent jouer un rôle dominant dans le cadre d'autres contextes de mobilisation. L'absence de débat politique (au sens restreint du terme) entre les partis lors des élections observées par ces chercheurs en Jordanie et en Palestine n'empêche pas forcément l'émergence d'un débat idéologique d'un autre ton et dont les répercussions ont parfois des effets décisifs sur les réajustements des modes d'exercice et de représentations du pouvoir au sein des communautés envisagées et des relations qu'elles entretiennent avec le pouvoir national.

Enfin, cette première approche de l'articulation des élections municipales et nationales à Rahat nous a conduit à envisager les réajustements entre différents espaces de pouvoir. Durant les premières décennies suivant l'établissement de l'Etat d'Israël, les autorités nationales étaient les seules à détenir les ressources dont dépendaient les membres de la population locale pour assurer la reproduction et l'amélioration de leurs conditions de vie matérielles et sociales. Depuis, les années quatre-vingt le développement du réseau associatif, l'implantation des partis politiques arabes et l'introduction du processus électoral ont créé des cadres de promotion alternatifs pour les élites locales. L'Assemblée des Villages Non Reconnus s'est ainsi constituée en 1997 comme une administration parallèle pour les villages bidonvilles bédouins. Certes, elle n'est toujours pas reconnue par l'Etat, néanmoins depuis sa création même le Parti travailliste cherche à s'assurer son appui avant de lancer une campagne électorale. Les partis politiques arabes dont les directions régionales présentent un caractère de plus en plus institutionnalisé intègrent également des notables bédouins. Enfin, la création de Conseils locaux autonomes dans les cinq villes bédouines de …gib as-Salam, Ksifa, `Ar`ara, Hura et Lagiyya, puis l'introduction du processus électoral en 2000 ont également assuré la promotion de nouveaux notables. J'ai montré que dans les cadres des campagnes électorales nationales les réseaux de médiations se sont réorientés davantage pour capter les ressources de ces instances régionales. C'est d'ailleurs ce qui explique partiellement la perte de popularité des partis sionistes dans le Néguev, les Bédouins étant moins dépendants de l'Etat. Mais au-delà, il reste à comprendre comment l'émergence d'un tel espace conduit à des réajustements de pouvoir plus profonds dans la société bédouine et dans quelle mesure elle favorise l'intégration de cette communauté et de ses élites dans l'espace israélo-palestinien. Est-ce un facteur d'intégration plus poussé dans la communauté arabe de citoyenneté israélienne ou est-ce un facteur de repli sur l'espace régional ?

Si l'émergence de ce nouvel espace de pouvoir est effectivement un facteur de repli sur le local, il faut alors dépasser les définitions institutionnelles et étatiques de cet espace local. J'ai fait allusion plusieurs fois aux relations qu'entretenaient les Bédouins avec leurs parents et voisins de Cisjordanie et de Gaza. Ces relations sociales, économiques et politiques ont sensiblement évolué depuis la création de l'Autorité palestinienne après la signature des accords d'Oslo (Parizot, 2001). L'émergence de ce nouveau pouvoir régional a permis aux relations et aux parents dont disposaient les Bédouins dans ces régions de réajuster leurs rapports avec ces derniers. Ils n'étaient plus simplement en positions de demandeurs pour obtenir une médiation de la part de notables bédouins auprès des autorités israéliennes, afin d'obtenir un emploi, un laisser-passer, etc., mais ils se sont retrouvés ainsi en position d'offrir à leur tour une médiation avec l'autorité palestinienne. De nombreux Bédouins recherchent manifestement ce type de médiation avec l'Autorité.

Rappelons le, lors des élections municipales, la possibilité de jouer le rôle de médiateur avec l'administration d'Arafat a servi d'argument politique. Les quatre candidats à la mairie de Rahat ont distribué des programmes contenant notamment leur photo en compagnie du président de l'autorité autonome. L'un d'eux a même tenté de faire venir un membre de cette administration pour mettre en évidence ses contacts étroits avec les fonctionnaires palestiniens. Compte tenu des relations soutenues entre les deux populations et des enjeux de pouvoir que constitue le développement de ces réseaux transfrontaliers, il serait intéressant de voir dans quelle mesure le fait que les élites bédouines maîtrisent aujourd'hui davantage de ressources qu'auparavant peut faire évoluer leurs relations avec les Palestiniens des territoires occupés. Un tel projet peut paraître surprenant. Toutefois, ces relations n'ont jamais cessé depuis 1948 et comme je l'ai montré, elles ont une influence indéniable sur les processus sociaux qui affectent la société bédouine. En outre, si l'Intifada al-Aqsa a réduit les flux d'échanges elle n'a pas mis fin pour autant à ces relations. Les Bédouins ne sont pas les seuls Arabes israéliens à évoluer sur un espace social qui dépasse largement les limites de la Ligne Verte. Dans les années cinquante et soixante, Abner Cohen (1965) mettait déjà en évidence les liens soutenus entre les populations du Triangle et leurs voisins de Cisjordanie sous administration hachémite. Ces liens sont devenus plus intenses suite à l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967 par l'armée israélienne (Rekhess, 1989). Depuis Oslo, pour compenser leur sentiment de marginalité, les Arabes israéliens multiplient l'envoi de délégations dans les pays arabes voisins (Rekhess, 1996). Les notables du Néguev font de même. Lors de la mort de roi Huseyn de Jordanie, plusieurs délégations bédouines se sont rendues à Amman pour présenter leurs condoléances à son fils. Parallèlement, de nombreux échanges ont lieu entre le Néguev et la Jordanie depuis la signature des accords de paix entre Israël et ce pays. Des mariages ont été contractés entre les membres de groupes de parenté résidant dans le Néguev et leurs agnats ou affins résidant en Jordanie. Certains s'engagent dans des échanges économiques légaux ou illégaux. L'étude de ces relations et de ces échanges transfrontaliers entre les Bédouins et les Palestiniens des territoires occupés, mais également entre les Bédouins et les populations des pays arabes limitrophes permettrait de resituer l'inscription de la population bédouine dans l'espace israélo-palestinien et au-delà de ses frontières, pour offrir une autre perspective sur cette région du Moyen Orient.