Journée détudes "Partis, organisation et travail politique en situation coloniale"
29 mars 2007
Journée d'études co-organisée par le GRHISPO et l'IHTP (CNRS-Paris).
Horaires
: 10 à 18 h.
Lieu :
Institut dHistoire du Temps Présent (CNRS), 59-61 rue Pouchet,
75017 Paris (Métro Brochant ou Guy Môquet)
Intervenants
Discutants : Michel Offerlé (Université Paris I) et Romain Bertrand (CERI).
Résumé :
Dans les colonies aussi, les années daprès-guerre constituent " lère des partis ". L'extension progressive du suffrage aux populations colonisées se conjugue à la création spectaculaire de nouvelles organisations (MTLD et UDMA en Algérie, RDA en Afrique de louest ) et à lapparition de représentants spécifiques au Parlement français. Cette période voit ainsi lémergence du parti comme forme dorganisation privilégiée de la vie politique pour ceux que la loi Lamine-Gueye a rendu, théoriquement, citoyens même si la visibilité de certains exemples connus ne doit pas faire conclure trop rapidement à la généralisation du phénomène . Pourtant, l'historiographie classique privilégie d'abord des études en termes " dagitations " ou de " vagues " nationalistes comme pour désigner le caractère simplement réactif, spontané des mobilisations qui prennent corps durant cette période. Elle n'entrevoit pas toujours ou ne rendent pas compte de la dimension organisée, institutionnalisée des mouvements politiques qui se structurent progressivement (tout en n'étant dailleurs pas nécessairement nationalistes).
En outre, les pratiques et les discours des nouveaux et/ou futurs dirigeants issus des sociétés colonisées contribuent à accentuer l'illisibilité des organisations politiques en formation. En fondant leur projet sur un registre du "parti", de la "section", des "militants", des "adhérents" "sympathisants", leurs activités laissent parfois le sentiment dune simple "importation" ou "imitation" des formes dorganisation considérés comme légitimes en métropole. Dans bien des cas, ces nouveaux dirigeants sont tentés au contraire de cantonner le politique dans des formes résolument étrangères au colonisateur, afin de se soustraire à son regard (autorités religieuses, néo-traditionnelles, parenté, magie ), voire à exacerber la rupture avec les modes de validation de l'État colonial. Il est dès lors aisé pour leurs adversaires de chercher à les délégitimer par la critique ou la dérision afin de minimiser leur impact sur la société colonisée.
Cette délégitimation des formes de la vie politique des populations colonisées sexprime de façon particulièrement outrée dans les archives de surveillance administrative et policière, qui constituent une source privilégiée pour lhistorien. Mais on en trouve également parfois des traces dans des travaux scientifiques qui, se fondant sur les définitions classiques des partis politiques, se demandent, parfois pesamment, si lon a affaire, dans les colonies, à de " véritables " activités partisanes. Leurs approches se déclinent souvent en termes dactivités " pré-politiques ", ou au moins " pré-partisanes ", imposant une vision à la fois développementaliste et culturaliste fondée sur une opposition entre pratiques politiques modernes et survivances de pratiques traditionnelles. Cette vision nest évidemment pas exempte darrière-pensées ou, tout du moins, dimpensés quant aux présupposés quelle renferme. Elle recoupe en partie, et à une autre échelle, la perspective par "l'apprentissage de la politique" développée par certains politistes et historiens de la politisation des campagnes françaises au XIXème.
En conséquence, le débat autour du caractère "réellement partisan" ou "réellement politique" des pratiques qui se mettent en place à l'initiative de nouveaux dirigeants et dont la vocation principale est notamment d'assurer la sélection de représentants (ainsi que leur possible professionnalisation), nous semble ici une impasse méthodologique. Nous voudrions plutôt revenir sur le " travail politique " réalisé par des cadres émergeants, souvent issus de nouvelles couches sociales, et consistant notamment à "se construire" une légitimité, entre administration coloniale et sociétés colonisées.
En effet, lactivité partisane en situation coloniale se heurte à plusieurs contraintes qui en modifient la nature et les évolutions par rapport aux formes identifiées par les historiens et politistes du contexte européen. La première tient à la nature du régime colonial, entendu comme une configuration socio-politique, et qui constitue le cadre du développement de lactivité politique. Souvent considéré comme jouant un rôle dans lémergence des partis dans les pays occidentaux, lélargissement du suffrage varie au gré des situations coloniales particulières et des stratégies des administrations locales. Pour autant, la pluralité des situations donne lieu à de multiples usages de cette technologie démocratique, les dirigeants nhésitant pas à semparer des ressources institutionnelles pour créer les conditions dune mobilisation des populations colonisées. Limitée et surtout contrebalancée par des pratiques antidémocratiques dans certains cas (l'Algérie ), l'activité partisane peut être un lieu de consensus favorisant le contrôle social des populations colonisées dans d'autres situations (la Nouvelle-Calédonie ). Dès lors, si dans certains contextes, les partis doivent se créer et se maintenir, malgré un jeu électoral biaisé et la surveillance constante de ladministration, ils ne sont pas nécessairement perçus comme contradictoire avec l'imposition coloniale dans d'autres. La pluralité des configurations coloniales conditionne, pour partie, la forme donnée aux nouvelles organisations, en favorisant éventuellement le développement de pratiques clandestines ou semi-clandestines.
Par ailleurs, la prégnance d'une lutte contre l'État colonial crée, dans bien des cas, les conditions d'un unanimisme nationaliste qui peut sopposer au travail de construction didentités partisanes multiples. Cet unanimisme est dautant plus puissant quil est considéré comme une arme contre un régime colonial refusant la réforme. Le régime de parti unique des post-indépendances peut dailleurs être lu comme une victoire de lunanimisme nationaliste, trempé dans la lutte pour lindépendance (surtout lorsquelle est armée) contre la pluralité des identités partisanes. Dans d'autre cas, ce sont au contraire les mécanismes de l'intégration et/ou de l'imposition coloniale qui joueront à plein pour créer les conditions d'une adhésion électorale à l'ensemble français lors du référendum de 1958.
La puissance de ces deux formes de contraintes (contrainte coloniale et unanimisme nationaliste) qui conditionnent également la production des sources nécessaires au travail des historiens, justifie à elle seule une réflexion spécifique autour de plusieurs séries de problématiques :
- Tout d'abord, dans un contexte où apparaissent des formes de citoyenneté limitées et variables dun territoire à lautre, comment les acteurs font-ils évoluer les organisations politiques vers une institutionnalisation accrue et vers une forme partisane ? En particulier, peut-on identifier les groupes sociaux porteurs des différents projets partisans ? Si oui, quelles ont été les modalités de leur(s) socialisation(s) politique(s) ? Quels sont les modèles dont ils sinspirent pour créer et imposer un corps de règles, une discipline militante ?
- Ensuite, afin de mobiliser, le projet partisan " travaille " le tissu social de manière différente selon les lieux et les milieux. Il investit, et se nourrit de dynamiques sociales faites de rapports de parenté, du respect de rituels et de cadres de domination spécifiques. Dautres instances de socialisation, comme lécole, lassociation, les syndicats, certaines pratiques religieuses ou formes de sociabilité peuvent préparer le terrain au développement du parti. Les partis se constituent autour du recyclage de ces expériences devenues autant de leviers de la mobilisation politique.
- Dès lors, quelles sont les pratiques qui naissent sur le terrain ? Comment lorganisation partisane parvient-elle à valoriser des réseaux et des pratiques lui préexistant ? Certaines pratiques ou formes dorganisation sociale sont-elles au contraire plus résistantes à limposition dun projet partisan (notamment chefferies traditionnelles, notabilités nouvelles liées à ladministration coloniale, communautés religieuses, associatives, syndicales diverses) ? Il nous semble intéressant douvrir la discussion, même sil sagit dun puit sans fond, sur le politique qui se loge ainsi dans les pratiques associatives, religieuses, magiques ou de parenté.
- Au final, dans ce contexte démergence des partis politiques, quest-ce que faire de la politique en milieu colonial ? Que signifie, pour des adhérents comme pour des dirigeants, de militer, dappartenir, de s'engager dans un processus de construction partisane ?
Malika RAHAL (IHTP) et Éric SORIANO (CSU)