Pierre Karila-Cohen. Résumé de thèse.

" L’État des esprits ". L’administration et l’observation de l’opinion départementale en France sous la monarchie constitutionnelle (1814-1848)

Cette thèse, menée sous la direction d’Alain Corbin et soutenue à Paris I le 1er décembre 2003, porte sur la surveillance et la mesure de l’opinion publique — ou de l’esprit public, pour employer une autre expression d’époque — en France sous la monarchie constitutionnelle. C’est précisément sous la Restauration et la monarchie de Juillet, au moment où la presse se développe et où le parlementarisme s’installe, que le concept d’opinion publique commence à devenir une référence permanente du débat politique. Sur fond d’inquiétude permanente des régimes en place à propos de leur légitimité et de leur stabilité, des enquêtes administratives sont menées pour découvrir le " véritable état des esprits ". Ces investigations constituent à la fois le corpus de cette thèse et le problème qu’elle cherche à résoudre. Nous présentons donc ici, en premier lieu, la position générale du problème historique abordé, profondément lié, en l’occurrence, à l’étude d’une source particulière : les rapports administratifs, surtout préfectoraux, sur l’esprit public. Nous indiquons ensuite les principaux résultats de cette recherche.

I — Position du problème

Ce travail de thèse est né d’une curiosité plus vaste que l’objet spécifique auquel il a abouti. L’interrogation originelle qui le structure porte sur l’idéologie et la pratique de la surveillance politique dans la France de la monarchie constitutionnelle. Les années 1814-1848 sont en effet ponctuées de complots et de contestations diverses dont le caractère violent est plus ou moins prononcé. Pour la Restauration comme pour la monarchie de Juillet, la surveillance politique est donc une question pratique d’une importance singulière et même vitale. Elle pose en outre des problèmes théoriques délicats. Elle heurte en effet la conscience libérale de ces régimes puisqu’elle requiert assez généralement l’usage du secret et de l’arbitraire. C’est justement cette tension, éprouvée pour la première fois en France, entre les impératifs de la sûreté de l’État et ceux de la liberté des citoyens, qui confère son intérêt à l’étude de la surveillance politique dans cette période particulière. On se trouve en effet là aux origines d’un débat que connaissent toutes les sociétés démocratiques modernes.

A l’intérieur de l’immense champ d’étude que constitue l’histoire de la surveillance politique pendant plus de trente ans à l’échelle nationale, il a fallu opérer un choix plus précis, qui nous a été fourni par la fréquentation même des sources. Une source particulière de la surveillance, bien connue des historiens, nous a frappé à la fois par sa fréquence et par son intérêt tout particulier. Cette source, ce sont les rapports envoyés au ministère de l’Intérieur par les préfets et dont le titre varie entre plusieurs formulations : rapports " sur l’esprit public ", " sur l’état des esprits ", " sur l’opinion publique ", " statistique politique " ou encore " situation morale et politique ". Ces rapports sont très différents des comptes rendus traditionnels de police. Ils ne se contentent pas en effet d’énoncer des faits ou d’énumérer des événements : ils proposent une analyse, parfois très développée, de la situation politique des départements. Ils vont souvent plus loin en proposant une explication de la répartition géographique et/ou sociale des opinions politiques.

Dès lors, ces rapports — écrits par des préfets mais aussi par des magistrats, des officiers de gendarmerie et des chefs de divisions militaires — sont devenus le centre de gravité d’un travail qui, tournant autour d’eux, a tenté d’en comprendre l’économie interne, et, en amont, la fabrication. Nous avons donc cherché à envisager le rapport administratif non plus seulement comme une source, ainsi que le font les historiens la plupart du temps, mais comme un objet possible d’histoire. Pour ce faire, il a fallu isoler les trois temps de l’enquête politique qui permet à ces rapports administratifs d’exister. Il y a d’abord le moment de la demande ministérielle de renseignements sur l’état des esprits dans les départements. Nous avons donc cherché à établir une chronologie et une typologie de cette curiosité gouvernementale. Il y a ensuite le temps de l’enquête administrative sur le terrain : notre ambition a consisté à mettre au jour les gestes, les attitudes, les initiatives, les relations sociales nécessaires à l’administrateur pour rédiger le rapport politique exigé de lui. Enfin, une dernière étape de la fabrication d’un rapport administratif consiste en la synthèse des diverses informations récoltées. Ce qui nous a le plus intéressé en l’occurrence est l’analyse des modes de description et d’explication de l’état de l’opinion que forgent les administrateurs dans leur correspondance.

Cette étude est donc fondée sur le dépouillement et l’analyse de dizaines de cartons d’archives des séries F/7 et BB des Archives Nationales, de la série M de trois dépôts départementaux (Seine-et-Oise, Dordogne, Vaucluse) et des séries chronologiques du Service Historique de l’Armée de Terre. Elle repose également sur le recoupement de ces sources manuscrites avec diverses sources imprimées, essentiellement les mémoires des ministres et des administrateurs en charge de la surveillance politique en général et de la mesure de l’opinion en particulier.

II — Principaux résultats

Au fil des dépouillements, la thèse de cette thèse a pu s’affirmer : les années 1814-1848 constituent le moment d’invention et de banalisation de l’enquête politique, c’est-à-dire d’une enquête administrative dont les objets exclusifs sont l’opinion publique, l’esprit public ou encore l’état des esprits. Il existe des précédents de ce type d’enquête sous la Révolution mais l’Empire les abandonne au profit d’investigations administratives plus générales au sein desquelles l’esprit public ne constitue qu’une question parmi beaucoup d’autres. La Restauration et la monarchie de Juillet sont plus exigeantes en la matière. Ces régimes demandent en effet aux fonctionnaires territoriaux des réponses très complètes sur les manifestations de l’opinion, ses fluctuations dans le temps et dans l’espace et ses variations selon les classes sociales. C’est une véritable discipline gouvernementale qui s’invente alors à la croisée d’une curiosité policière classique et d’une pratique politique moderne qui annonce peu ou prou nos sondages.

Ce genre d’enquête se module et se diversifie en plusieurs sous-genres. L’interrogation gouvernementale peut être ponctuelle — il s’agit alors de vérifier les effets de tel événement sur l’opinion départementale — ou périodique — il s’agit alors d’envoyer un rapport mensuel ou trimestriel sur les variations de l’esprit public. Elle peut prendre la forme particulière de la prospective électorale ou s’apparenter davantage à une enquête policière lorsqu’il s’agit, par exemple, de surveiller les effets du colportage dans la " perversion " politique des esprits. Au total, une vingtaine d’enquêtes politiques importantes ont été repérées pendant les trente-quatre années d’existence de la monarchie constitutionnelle avec des concentrations très fortes en 1814-1818, 1820-1822, 1827-1830, 1833-1834, 1839-1840. Ces enquêtes étaient soit complètement ignorées des historiens, comme par exemple celles des années 1814-1818, soit utilisées comme des sources brutes sans que leur caractère d’enquête ne soit signalé, comme c’est le cas pour la grande enquête politique des années 1827-1830 dont les réponses servent de base à toutes les monographies régionales pour cette période depuis l’entre-deux-guerres.

Pour présenter ces investigations, dont l’existence a donc dû être établie au moyen de longues vérifications, un plan en trois parties a été choisi. La première partie - Naissance d’un questionnement — est thématique. Elle concerne toute la période envisagée et procède à des incursions en amont, notamment sous la Révolution et l’Empire, afin de mettre en lumière la réunion des conditions de possibilité à partir desquelles l’enquête politique a pu s’épanouir entre 1814 et 1848. Cette partie est composée de trois chapitres qui examinent successivement les éléments nécessaires à la floraison de ces investigations : la montée en puissance des concepts d’opinion publique et d’esprit public sous la Restauration et la monarchie de Juillet (chapitre I), la nécessaire adaptation de la haute police sous des régimes libéraux (chapitre II) et, enfin, l’existence de modèles d’enquêtes, aussi bien dans le passé que pendant les années 1814-1848, modèles auprès desquels l’enquête politique en constitution opère les emprunts qui lui sont utiles (chapitre III).

Les deux autres parties reprennent un cours chronologique. La deuxième partie - Les enquêtes fondatrices — concerne les années 1814-1818. C’est en effet durant ces quatre années d’une densité exceptionnelle pour notre objet que les démarches de l’observation politique se rodent et que des grilles de lecture et d’explication de l’opinion se mettent en place. Mais le contexte particulier qui préside à leur tenue isole ces investigations des suivantes : l’existence d’une forte rivalité entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Police générale, une angoisse existentielle qui s’atténue ensuite, la fréquence du recours à des agents extraordinaires envoyés poser un regard concurrent par rapport aux agents sédentaires, sont autant d’éléments que l’on ne retrouve pas dans les trois décennies suivantes et qui expliquent pourquoi ces enquêtes doivent être étudiées séparément. Cette partie est composée de deux chapitres, l’un consacré aux très riches enquêtes de " réappropriation " de la première Restauration (chapitre IV) et l’autre aux enquêtes rivales de l’Intérieur et de la Police générale entre 1815 et 1818 (chapitre V).

Enfin, la dernière partie — L’enracinement de l’enquête politique - évoque la banalisation et la diffusion de l’observation politique dans les pratiques de l’État au cours des décennies 1820, 1830 et 1840. Une attention particulière est accordée aux attitudes des administrateurs face à la demande ministérielle d’enquête. Il est question dans un premier temps des investigations préfectorales car les préfets se situent au cœur du dispositif de surveillance de l’opinion (chapitres VI et VII). Mais d’autres acteurs de la surveillance sont sollicités, et ce pour la première fois : il s’agit des magistrats, des officiers de gendarmerie et des chefs de divisions militaires, dont les approches dans l’observation politique sont étudiées dans le chapitre VIII. Il apparaît en effet que des cultures différenciées de la surveillance apparaissent selon les corps. Enfin, les représentations de l’esprit public produites par ces différents acteurs, à la fois fonctionnaires et sociologues, font l’objet du neuvième et dernier chapitre.

Le bilan de ces enquêtes est inégal. Leur utilité politique apparaît assez faible malgré les demandes récurrentes de renseignement par le pouvoir. Tout le système de renseignement pousse en effet au conformisme des réponses, car celui-ci est plus payant pour la carrière des fonctionnaires que l’observation lucide et éventuellement critique de l’état des esprits. Il n’est pas certain, en outre, que les réponses des préfets ou des magistrats soient vraiment lues, et, si elles le sont, qu’elles comptent dans la décision gouvernementale. Plusieurs exemples précis montrent que le ministre demandeur n’attend qu’un écho de ses propres a priori et ne considère pas les réponses en décalage par rapport à ses convictions. L’activité de renseignement politique qu’invente la monarchie constitutionnelle apparaît donc, d’une certaine manière, très inefficace. Elle n’en est pas moins reprise par les régimes suivants, notamment le second Empire, qui consacre beaucoup d’énergie à la systématiser.

Le bilan épistémologique paraît plus positif que le bilan politique. Certains administrateurs sollicités font en effet preuve d’une grande inventivité dans leur analyse de l’état des esprits. Ils s’interrogent sur les meilleurs moyens de saisir cette essence volatile dont les manifestations sont problématiques aux yeux de tous les contemporains. Ils mettent en valeur les diverses causes — économiques et sociales, géographiques, historiques — qui aboutissent à la constitution de milieux politiques à l’identité forte. Ils posent en somme les fondements de ce que l’on appelle plus tard la sociologie politique, discipline qui se développe à partir de la publication par André Siegfried, en 1913, du Tableau politique de la France de l’Ouest.

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Au total, nous espérons que cette thèse pourra s’inscrire dans un triple renouvellement historiographique actuellement en cours : la promotion de l’histoire politique, engagée depuis une vingtaine d’années, la revalorisation de la modernité des années 1814-1848, trop longtemps considérées comme un temps mort de l’histoire du XIXe siècle, et, enfin, l’attention récente à une histoire de l’État et des pouvoirs, étudiés dans leurs relations quotidiennes avec la société civile.