Journée AFSP/Pôle Sud dans le Monde !

 

Edition datée du 19 février 2004

Science politique et Europe du Sud

EXISTE-T-IL une approche de la science politique propre à l'Europe du Sud, à condition que celle-ci existe en tant qu'entité ? C'est la question qu'a posée la revue Pôle Sud à des politologues venus à Paris, fin janvier, de France, d'Espagne, de Grèce et d'Italie. Dirigée par Paul Alliès, du Centre d'études politiques de l'Europe latine de Montpellier, cette revue a publié des numéros sur l'Espagne, la Grèce et l'Italie, et en prépare sur le Portugal et la Turquie. Mais pas encore sur la France, ce curieux pays qui a la tête en Mitteleuropa et les pieds en Méditerranée, qui se croit septentrional mais se comporte bien souvent en méridional.

C'est dans cette perspective que les participants ont disserté sur la singularité de leur situation nationale et sur le paradoxe d'une européanisation - dans le sens de son intégration à l'Union européenne - de la rive nord de la Méditerranée qui a contribué à renforcer la spécificité de chaque école de science politique. Car si, avec l'adhésion successive de l'Italie, de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal, certaines ressemblances - transition démocratique après des lustres de dictature pour ces trois derniers, impact des fonds structurels européens, retards politiques, économiques et sociaux par rapport à l'Europe du Nord - ont pu sauter aux yeux à l'origine, les succès du processus d'intégration les ont aujourd'hui largement gommées.

Cette prise de confiance a permis une prise de conscience de la trop grande importance accordée au champ d'études national. Comme l'a expliqué Ramon Cotarelo, de l'université Complutense de Madrid, " nous sommes tellement occupés par nos problèmes " que les études comparatives avec les pays proches " restent encore très faibles ". Et pourtant l'Espagne a été un modèle de transition consensuelle et d'autonomie réussie, et originale par rapport à l'exemple allemand.

Autre singularité, ajoute Ramon Cotarelo : " Nous étions l'objet de la transition et nous l'étudions comme si c'était la transition de quelqu'un d'autre. " S'y rajoute une confusion supplémentaire entre la théorie et la pratique qui s'immisce jusque dans la vie quotidienne des gens : des politologues se transforment ainsi en chroniqueurs médiatiques, comme dans El Pais, franchissant sans encombres la frontière entre le commentaire académique et polémique, tandis que les professeurs de science politique sautent de l'université au gouvernement, à l'instar de la ministre de l'éducation du gouvernement Aznar. " Ils veulent changer la société ", et les controverses passent aisément des livres à la rue : " On parle et on tue pour cela. On est parfois appelé traître " pour des positions qui seraient jugées scientifiques ailleurs.

Témoin la crise basque, exacerbée depuis le retour de la droite au pouvoir : la sélection d'un universitaire peut y susciter une polémique régionale, voire nationale, attirer les caméras du journal télévisé. " Nous sommes dans une nouvelle logique, qui crée une distorsion du débat, a dit le Catalan Gabriel Colomé, de l'Université autonome de Barcelone. Quand nous participons à un jury de concours au Pays basque, nous sommes protégés par des gardes du corps, il y a des gens dehors pour nous boycotter alors que nous tentons de rester neutres. "

Même porosité en Italie où, selon Maurizio Cotta, de l'université de Pise, la frontière entre académie et politique n'est guère étanche. Surtout à un moment où celle-ci connaît " l'épreuve du feu d'un incroyable bouleversement politique " avec l'expérience Berlusconi. Mais faut-il voir dans ce phénomène une singularité transalpine ou l'amorce d'un mouvement général ?

EUROPHORIE "

Quelle différence en tout cas avec la France où, selon Jean Leca, président de l'Association française de sciences politiques, le mélange des genres est plutôt suspect : " On voit des politiciens professionnels qui se servent de l'Académie. Il n'y a pas à s'en lamenter. Je trouve idiot le concept de "Touche pas à ma recherche". Au contraire, ce que font les chercheurs est réabsorbé par la société. " Faut-il chercher la vérité en deçà ou au-delà des Pyrénées, ou des Alpes ?

Si l'Italie est un terrain de prédilection pour la science politique française, la Grèce lui reste " totalement inconnue ", a regretté Georges Contogeorgis, de l'université Panteion d'Athènes. Pour lui, la mère de la démocratie est victime " du nationalisme de la science politique moderne ". Pourtant, elle a ses particularités : c'est certainement le pays le plus " europhorique " des Quinze. Elle a, en outre, transformé le clientélisme - ce mal selon la science politique européenne - en un système qui a défini son régime politique. Ainsi, au lieu d'être partie d'une collectivité, c'est en tant qu'individu que l'électeur se retrouve face au politicien avec lequel il marchande, seul à seul.

Curieuse rencontre où les partenaires d'une revue transversale en sont venus à contester l'existence d'un " modèle " régional, s'exprimant en français alors que le rôle longtemps majeur de la science politique française s'est estompé face à l'influence anglo-saxonne.

Curieuse situation aussi où la France, pourtant riveraine de la Méditerranée, regarde ces pays " du Club Med " - comme on les qualifie parfois - du haut de sa condescendance gallocentrique, quand elle ne les ignore pas, obsédée qu'elle est par son tropisme franco-allemand. Et où les affinités politiques - on pense aux rapports entre Jacques Chirac et José Maria Aznar ou Silvio Berlusconi - n'empêchent pas l'incompréhension alors qu'elles pourraient aboutir à une recherche d'intérêts communs.

Enfin, comme l'a rappelé Paul Alliès, le " Midi " n'est pas toujours là où on l'attendrait : leade r économique et exemple institutionnel, la Catalogne préfère, par exemple, traiter avec Lyon, Turin ou Cologne plutôt qu'avec le Languedoc-Roussillon, frontalier mais bien moins performant.

Patrice de Beer

 

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 19.02.04