Le gouvernement des corps.

Déviance et normalité, régularités et régulation les nouvelles formes d'action publique sur les conduites sanitaires et corporelles

Colloque sous la direction de

Didier Fassin (EHESS-Université Paris 13) et Dominique Memmi (CNRS)

 

jeudi 8-vendredi 9 mars 2001

Au-delà de ses manifestations les plus spectaculaires dans l’espace public, que sont les "affaires" du sang contaminé, de la vache folle ou de l’amiante, ou encore les "déclarations" autour des lois de bioéthique, du décryptage du génome ou du dépistage du sida, l’emprise de l’État sur les corps et sur la santé s’exprime, de manière souvent moins visible, mais parfois plus profonde, sur de multiples scènes de la vie quotidienne. Régulation de l’accès aux moyens contraceptifs, élargissement de la notion de pharmacodépendance à l’alcool et au tabac, déploiement de dispositifs d’enquête et d’intervention sur les comportements sexuels : autant de signes de cette immixtion des pouvoirs publics dans cette dimension du rapport de soi à soi qu’est la relation du citoyen à son destin corporel. Ce qui se joue là avant tout est une redéfinition permanente du corps et du "médical", de l’espace public et de la sphère privée, de l’État et du sujet. Cette redéfinition rend sensibles les réaménagements de la santé publique et, plus généralement, ceux de l’administration des conduites censément "privées" ayant affaire avec le vivant et le donné biologique. Si l'État joue ici un rôle essentiel, nombre d’acteurs sociaux interviennent dans ce processus et contribuent à cette gestion des pratiques corporelles et sanitaires.

Comment administre-t-on aujourd’hui ce que chacun a le droit de faire de son corps ? Quels sont les principaux instruments et, au delà, les contenus de cette régulation? Qui sert ici de relais à l'État ? Existe-t-il en ces matières des enjeux qui seraient spécifiques à la question de la vie et du vivant ? L’approche interdisciplinaire devrait permettre d’enrichir des problématiques qui se sont souvent développées parallèlement. L’abord d’objets ordinaires ici préférés aux espaces plus souvent visités devrait autoriser un examen de la fabrication quotidienne des normes et de l’invention des écarts à ces normes. On s’efforcera ainsi de repérer et de comprendre les renouvellements à l’œuvre dans l’action publique lorsqu’elle prend le corps et la santé pour lieu de son application.

 

Jeudi 08 mars 2001

 

Ouverture : Pierre Muller, Secrétaire général de l’AFSP

Introduction : Didier Fassin et Dominique Memmi

Matinée 9 h 30-13 h

1. L'administration publique de la naissance et de la mort

Président : Marie-Christine Kessler (CNRS, GAPP)

Discutant : Yann Thomas (EHESS)

En France, Dominique Memmi (CNRS, CSU, Paris)

Comment s’ administrent et se régulent les usages du matériau biologique humain dans nos sociétés et, plus précisément, le rapport que chacun d’entre nous entretient à son propre corps ? En prenant l’exemple du rapport au corps procréatif et du corps mourant, on assisterait à la mise en place progressive depuis trente ans du dispositif suivant :

" Un gouvernement par la parole.... confié à des agents censément privés...pour le compte de l’Etat ".

Ce gouvernement des conduites trouve sa théorisation "disciplinaire" (au sens de Michel Foucault) la plus achevée actuellement et sa police discursive spécifique dans la "bioéthique", tandis que son application, dûment prévue par des textes juridiques, se vérifie dans les interactions entre agents et cibles de l’État : entre médecins et patients, dans les services médicaux concernés par la reproduction et la mort.

1. Se rendre provisoirement (contraception) ou durablement stérile (stérilisation), fabriquer un enfant de manière artificielle, avorter, changer de sexe, contrôler après coup une conduite sexuelle à risque par un test de séropositivité : on peut à peu près tout faire aujourd’hui de son propre corps en matière d’activité sexuelle et reproductive. A une condition, toujours là même : se présenter devant un médecin. Et que vous demande ce médecin ? Presque rien, semble-t-il. Il vous demande de vous asseoir et de parler de votre état, de votre demande, et, souvent, de ses raisons. Bref, de ce qui vous amène là. C’est de ce "presque rien" dont il sera question ici. Le contrôle de ces pratiques sociales tend aujourd’hui à se faire non plus par la sanction, mais par l’exhibition au cours d’un dialogue, d’un récit biographique, mesuré à l’aune d’un spectre de récits légitimes attendus par des agents mandatés par l’État  : il s’agit d’énoncer, à la demande, les "bonnes raisons" de la pratique.

2. Les textes de lois ont donné le pouvoir aux médecins de recueillir des décisions motivées, de les soupeser, de les évaluer et non de les combattre. On assiste à une importante dénégation de l’autorité sociale comme du pouvoir politique sur ces questions.

3. La contrepartie de cette mise en veilleuse spectaculaire de l’autorité politique, étatique et juridique, c’est un gouvernement par auto-contrôles. Auto-contrôle du patient : il est censé respecter des délais de réflexion; il est censé motiver sa décision a minima. Il se voit enfin fortement incité de " parler " son rapport au corps, de symboliser son rapport aux pulsions, aux affects, le concernant. Auto-contrôle du médecin : il doit, lui aussi, parler, informer, expliquer, symboliser ce qu’il considère comme devant être fait de ce corps et de ce sujet. Obligé par la loi à parler et à faire parler, il accepte de voir son pouvoir et son autorité amputés quant à ses pulsions propres sur ces questions : tendance à l’emprise sur le corps, et volonté de savoir.

Sur ces trois points, le dispositif bioéthique, par son contenu comme par les modalités dont il est produit dans les enceintes où il se fabrique, constitue une confirmation de ce mode de gouvernement des conduites.

Le rôle de l’ État et de ses représentants parfois bien involontaires, consiste donc en une "surveillance des auto-surveillance". Les protagonistes sont incités à montrer qu’ils contrôlent leurs désirs concernant les usages du corps, tandis que "l’État", cessant de pénaliser, organise leurs prudentes interactions. Deux figures censées s’auto-surveiller sous la vigilance de l’État : pour qu’un tel dispositif soit devenu souhaitable et possible au regard du Léviathan, il faut que quelque chose ait profondément changé

En Italie, Stefano Rodota (Université La Sapienza, Rome)

 

En Allemagne, Kurt Bayertz (Wilhems-Universität, Münster)

 

En Grande-Bretagne, David Armstrong (Kings College, London)

For over one hundred years both birth and death were central elements of public administration in Britain. From the middle of the 19th century the newly appointed Registrar-General had provided a certificate for all live births and all deaths. These data were then collated nationally. The definition of a live birth changed, but this was treated as a technical problem that needed a solution so that public administration could proceed more effectively. Similarly, deaths presented technical problems of definition as the system of classification of causes kept changing. However, by the middle of the 20th century a definition of a live birth was firmly established as was an internationally agreed classification system for causes of death (that was revised every 10 years).

But in the second half of the 20th century the administrative processes around these events was disturbed. Essentially, both birth and death became processes and moved beyond the hold of public administration. Thus, a birth was no longer an event to be defined in terms of number of weeks of development inside the uterus. Instead, the ‘beginnings’ of life became increasingly contested : that single moment when life began - which had allowed birth to join the administrative calculus - became a series of beginnings, a multi-dimensional birth.

Similarly, death was reorganised. ‘Discovery’ of the ‘stages of dying’ in which the patient mourned their own death meant that dying became a process without a firm beginning. And the sub-division of death into tissue, death, organ death, brain death, etc, meant that the process had no definite end. At the same time, the autopsy, that had provided the vital administrative data on cause of death, began to lose its validity as studies found poor reliability in estimations of cause of death.

These reconstructions of birth and death occurred in a wider context of other changes in society and medicine. These were the shift from a binary system of health/illness to a continuous one with the emergence of the idea that everyone was ‘at risk’ and the spread of ‘Surveillance Medicine’. Birth and death came not to divide life from non-life but to be part of life itself. Surveillance demanded the ‘voice of everyone’ be heard as mothers, children, patients and the dying expressed their public confessions and established their reflexivity.

These changes took the processes of life and death beyond the classification systems of public administration. The ‘voice of everyone’ mapped out a new representation of identity and a newly bio-ethics emerged to claim to arbitrate between competing visions of life. It is therefore only as an agent of the new ethicists that public administration has the right to speak or classify and tentatively construct the beginning and ending of life

Après-midi : 14h30 – 17h30

2. Usages légitimes du corps et action publique

Président : Jacques Commaille (CNRS, GAPP, Associé CERAT)

Discutant : Alain Ehrenberg (CNRS, CESAMES)

"La toxicomanie", Anne Lovell (Université Toulouse Le Mirail)

Qu’il faille réexaminer le rapport entre l’usage de drogues et les pouvoirs publics n’est jamais aussi apparent que dans la faillite des vieilles oppositions (répression /guérison, curatif / palliatif, décriminalisation / punition). Elles ne contribuent guère à l’intelligibilité des nouvelles formes d’action politique ciblant la consommation de produits psychoactifs potentiellement nocifs et la pharmacodépendance.

A la place de ces opposition duelles, la régulation des pratiques de consommation de drogue, et donc de l’auto-altération de l’esprit-corps , relèvent de valeurs et normes véhiculées par plusieurs procédés discursifs . En particulier, les politiques et les dispositifs actuels de "réduction des risques" évoquent à la fois une santé publique axée sur l’individu, d’anciennes contradictions dans le traitement du problème (social) des toxicomanies (en France) ou des addictions (dans les pays anglo-saxons), et le brouillage des frontières entre les "drogues" et les "médicaments". Sans esquiver le problème de la pharmaco-dépendance, la figure actuelle de l’usager de drogues illicites anticipe les bricolages corporels à venir : la consommation des substances psychoactives dans une visée de confort, de bien-être, de loisir, de performance. Au niveau sociétal, le traitement de l’usager passe aussi par la réinterprétation de la gamme d’actions possibles en termes de "choix". Enfin, l’autorégulation du corps se réalise dans un espace où l’expert professionnel est progressivement remplacé par l’usager devenu profane expert .

Pourtant, ce gouvernement du corps "déviant" se doit d’être examiné pas seulement au niveau et au moment de la rencontre entre les actions et discours politiques et ceux des usagers eux-mêmes. Car si l’usager se montre un nouvel acteur sur la scène publique, il incorpore aussi des caractéristiques inhérentes aux pratiques de consommation de drogues qui modulent nécessairement les formes des actions de santé publique et des pouvoirs publics à son égard. Deux caractéristiques de ces pratiques ‘profanes’, au moins telles qu’elles se manifestent dans les sociétés libérales contemporaines, sont particulièrement problématiques pour la santé publique: le leakage (terme de M. Agar et d’autres chercheurs) et le "pharmaco-sociatif" (notre terme). La première concerne la tendance des produits et des connaissances pharmaceutiques à fuir, à partir d’établissements surveillés ou des procédures contrôlés, vers un usage "incontrôlé", illégal, dans les rues ou dans la sphère privée. La deuxième consiste dans la transmission et l’élaboration "indigènes" de connaissances portant sur les substances psychoactives, ainsi que les interactions et l’organisation sociale qui en découlent chez les consommateurs de drogue. Ces deux caractéristiques sont liées dans le sens où les produits et les fragments de savoirs pharmaceutiques, dans leur circulation incontrôlée, voyagent grâce au moyen d’échanges constitutifs du pharmaco-sociatif même. Dans les deux cas, l’implication corporelle, sa symbolisation, son rôle dans la constitution d’identités personnelles et sociales, précèdent son investissement et sa reconnaissance par l’exercice politique. C’est la prise en compte des politiques de la réduction des risques, en aval, et des caractéristiques sociales et sociétales de la consommation des produits ciblés par ces politiques, en amont, qui nous permettront de dessiner les nouveaux équilibres entre normalité et déviance en matière de drogues.

"Le tabac et l'alcool", Luc Berlivet (CRAP, Rennes)

 

"La prostitution", Lilian Mathieu (CNRS, LASP, Nanterre)

On distingue traditionnellement trois régimes juridiques en matière de prostitution : le prohibitionnisme (qui fait de cette activité un délit), le réglementarisme (qui en définit administrativement les modalités de contrôle et d’exercice) et l’abolitionnisme (qui, envisageant la prostitution comme une inadaptation sociale, se refuse à la définir et à l’aménager, et vise avant tout à la réinsertion des prostituées, considérées comme des victimes). La doctrine abolitionniste a, au milieu du siècle, connu une forme de consécration par la Convention "pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui", promulguée par l’ONU en 1949 et ratifiée par près de 70 pays (dont, depuis 1960, la France).

Des éléments hétérogènes tendent aujourd’hui à remettre en cause ces modes traditionnels d’appréhension – et de gestion – du phénomène prostitutionnel : apparition du sida, développement de la prostitution masculine, augmentation du nombre de prostituées toxicomanes, irruption de nouveaux réseaux internationaux de prostitution organisée… Dans le même temps, les débats internes au féminisme (envisageant la prostitution soit comme une forme paradigmatique de violence contre les femmes, soit comme un métier à part entière exigeant sa reconnaissance juridique), comme les innovations législatives adoptées respectivement par la Suède (qui pénalise désormais les clients des prostituées) et la Hollande (qui a dépénalisé certaines formes de proxénétisme et accordé un statut professionnel aux prostituées), font aujourd’hui des politiques en matière de prostitution un enjeu de débat passionnel.

La communication abordera ce débat en envisageant la prostitution comme à l’entrecroisement d’une multiplicité d’enjeux politiques et de pistes de problématisation : régulation de la sexualité et des populations déviantes, bien sûr, mais aussi santé publique, immigration, criminalité, exclusion, protection sociale, etc. Elle s’interrogera également sur les représentations de ce que sont les prostituées (esclaves, inadaptées sociales, exclues, travailleuses…) qui inspirent les différentes positions en présence – représentations indissociables de conceptions de ce dont ces personnes sont supposées être capables ou non, du degré de maîtrise qu’elles peuvent revendiquer sur l’usage de leur propre corps et du rapport qu’elles entretiennent à leur pratique.

"Pratiques sexuelles", Daniel Borrillo (CNRS, GAPP, Paris)

La neutralité éthique de l'État moderne implique de placer la volonté de l'individu au sein du système moral. Pour ce dernier, toute pratique sexuelle engagée entre adultes consentants serait également légitime. Et pourtant, loin de cristalliser cet idéal de pluralisme, le droit contemporain organise une hiérarchie des actes sexuelles et des sexualités. L'État devient ainsi le premier promoteur d'un comportement autour duquel les autres pratiques s'articulent et s'agencent dans un ordre des sexualités. La PPV (pénétration-pénis-vagin) placée au centre des pratiques sexuelles devient l'étalon auquel on se réfère pour juger les autres sexualités "périphériques". Cette idéologie de la suprématie du coït hétérosexuelle monogame et à finalité reproductive est constamment reproduite par la jurisprudence et la doctrine des juristes.

A travers l'étude de la rhétorique judiciaire, je propose de mettre en évidence les principes et les procédures du système de production des régularités et de normalités sexuelles.

 

Vendredi 09 mars 2001

 

Matinée 9 h 30-13 h

3. Normes de santé et politique

Président: Bruno Jobert (CNRS, CERAT, Grenoble)

Discutant : Jean-Pierre Dozon (EHESS-IRD, Paris)

"Le corps exposé", Didier Fassin (EHESS-Université Paris 13, CRESP)

Le corps n’est pas seulement le lieu où s’inscrivent les expériences de la maladie et de la douleur. Il est aussi une ressource ultime pour celles et ceux qui n’ont que cette vérité à faire valoir dans la négociation de leur subsistance et parfois de leur existence même. Il donne lieu alors à une forme d’exposition de soi dans laquelle se trouve mis en œuvre le double ressort du pathos, c’est-à-dire la pitié et la compassion.

Loin d’être laissée à l’initiative des individus, cette forme particulière de gouvernement des corps s’inscrit souvent dans le cadre de politiques publiques explicites qui en suscitent l’expression. Deux de ces politiques seront présentées : l’une concerne la gestion des aides d’urgence en faveur des pauvres et l’autre l’administration des étrangers malades à travers l’octroi de titres de séjour. La première sera traitée à partir de l’analyse de la mise en place du Fonds d’urgence sociale par le gouvernement français au cours du premier semestre 1998, en réponse au mouvement social des "chômeurs et précaires". La seconde sera abordée à travers l’attribution de l’autorisation provisoire de séjour pour "raison humanitaire", devenue carte de séjour temporaire pour "raison privée et familiale", dans le cadre de la circulaire de régularisation de 1997, puis de la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers révisée en 1998. Au-delà de leurs différences, ces deux situations mettent en jeu ce que l’on peut appeler des choix pathétiques, autrement dit des arbitrages pour la distribution de biens rares et salutaires sous contraintes affectives et morales liées à la mise en spectacle ou en discours de la souffrance.

La discussion portera sur les trois points suivants. Premièrement, les argumentaires développés par les requérants et la place qu’y occupe le corps en tant qu’il est atteint par la condition même au nom de laquelle est sollicitée le bien précieux. Deuxièmement, les principes de justice et les pratiques de jugement qui se trouvent nécessairement mis à l’épreuve dans ces conditions d’exercice du pouvoir de décision sur des vies. Troisièmement, les formes de subjectivation et d’assujettissement que suppose cette incorporation d’un rôle de victime. La conclusion proposera une lecture des fondements anthropologiques de cette légitimité accordée au corps malade ou souffrant.

"Le corps malade en prison", Marc Bessin (CEMS, CNRS-EHESS) et Marie-Hélène Lechien (CSE, IRESCO)

Nous avons mené une recherche sur la prise en charge sanitaire des détenus, dans le cadre d’une réforme qui, en 1994, transfère la médecine pénitentiaire au service public hospitalier. Une enquête socio-ethnographique sur deux établissements a permis d’étudier les conditions d’accès aux soins somatiques et psychiatriques en prison, les pratiques professionnelles à l’œuvre et les usages que font les malades incarcérés de l’offre de soins renouvelée. effets de l’introduction, dans la gestion de la population pénale, de nouveaux intervenants extérieurs amenés, dans le conflit et l’ajustement, à négocier le partage de leurs attributs professionnels (déontologies, secrets, compétences, missions, lieux, temps...). Les contours des professions se redéfinissent dans une improvisation tout à la fois de coopérations et de protections, à travers le traitement ordinaire de la souffrance des détenus, de leurs destins judiciaires et sociaux.

À travers l’exemple de quelques situations de confrontation avec le corps malade des détenus, se pose la question de la gestion des hommes incarcérés les plus diminués et du partage du "sale boulot". Qui doit s’occuper des handicapés, secourir les grabataires, assister les toxicomanes les plus dépendants ? Infirmières et surveillants luttent pour ne pas ajouter cette charge à leur travail, en l’absence d’aides-soignantes. Consacrant une part importante de leur temps à des tâches administratives et techniques dont elles sont déchargées à l’hôpital, catégorie professionnelle la plus présente et la plus accessible, les infirmières détiennent de fait le monopole des relations affectives avec les détenus, à travers les consultations et les soins. Se protégeant, elles sont donc portées à déléguer l’assistance aux handicapés, habituellement assurée par des aides-soignantes. De leur côté, les surveillants, tentant de construire des barrières de distinction entre les détenus et eux, sont également déstabilisés par les prisonniers malades qui suscitent plus la compassion que la méfiance. Ils redoutent ainsi un glissement du relationnel à "l’affectif" qui paralyse les rapports sécuritaires, même si tout ce qui "humanise" et singularise les détenus peut aussi fonctionner comme un mode de prévention des violences.

La prise en charge des prisonniers les plus dépendants revient ainsi largement aux codétenus. Or les hommes les plus "dévirilisés" dont il faut assurer la toilette suscitent un même dégoût ou une même pitié. Ceux qui sont atteints de maladies incurables ou de troubles psychiatriques incarnent surtout, aux yeux des prisonniers, l’abandon de soi et parfois la mort, spectacle insupportable du dépérissement ou de la " victoire " du système pénitentiaire, avec la destruction des détenus transformés en "fous" ou en "épaves". Ainsi, l’accompagnement des plus malades peut fonctionner comme un système de délégations en cascade, où chacun travaille à la préservation d’une distance avec une population qui symbolise soit l’exposition au risque de dévalorisation professionnelle, soit l’exposition au risque de la mort carcérale.

Mais dans cette répartition des tâches les moins nobles, les détenus occupent la position la plus fragile. Aucune déontologie professionnelle ne définit leur place dans le système sanitaire carcéral. Ils peuvent donc apporter leur concours aux malades incarcérés ou les mettre à l’écart et les "punir" de leurs défaillances. De fait, ils sont indirectement mais souvent sollicités dans la prise en charge de la santé : aide à la rédaction de courriers pour solliciter des soins, soutien matériel et parfois affectif aux malades en convalescence, signalements, engagement dans des groupes de parole autour de l’alcoolisme… Cette participation multiforme des détenus constitue un levier pour l’administration pénitentiaire : dans la répartition stratégique de la population pénale et l’affectation des cellules, le choix des codétenus, des "voisins" ou d’un "doublage" est pesé. Certains prisonniers tentent de faire reconnaître cette participation, comme un "ancien" qui revendique l’instauration d’un "bénévolat sanitaire" en prison, à partir de son expérience de soutien quotidien à de jeunes codétenus toxicomanes placés dans un état d’abandon.

"Le transfert domestique de l'activité de soin", Martine Bungener (CNRS, CERMES)

L’implication forte du malade et de son entourage proche, dans la gestion et la production des soins médicaux, même techniques, a été depuis quelques années largement mise en évidence dans des situations de soins diversifiées et pour de multiples maladies. Nous nous sommes plus particulièrement intéressée au rôle dévolu aux familles lors de modalités particulières de prise en charge telle que l’hospitalisation à domicile, ou encore auprès de populations vivant en milieu ordinaire bien qu’elles aient une autonomie de vie est réduite et requièrent des soins médicaux réguliers, comme les personnes souffrant d’atteintes psychiques lourdes ou les personnes âgées dépendantes. Dans chacune de ces situations, on peut discerner les actes et gestes qu’effectuent au quotidien, d’une part, les soignants professionnels qui interviennent au domicile et, d’autre part, ceux qui restent à la charge du malade ou de sa famille partageant ou non le même logement. Au delà des différences liées aux cadres spécifiques d’intervention ciblée sur une pathologie ou une population particulière et de l’inévitable diversité des situations singulières, de l’ensemble de ces constats émergent des traits transversaux qui rendent compte des contraintes communes qui pèsent sur toutes ces interventions profanes de soins.

Pour une part, l’implication profane dans les prises en charge a à voir avec la transformation du tableau pathologique dominant des sociétés développées, le vieillissement de la population et la prévalence accrue des maladies chroniques. Elle est également liée, pour une large part, aux évolutions des modes de prise en charge de la maladie et notamment au resserrement de la place occupée par l’hôpital sous l’effet conjoint des développements technologiques et des modalités techniques des soins, des avancées pharmacologiques, comme des contraintes financières qui pèsent sur le système de santé. S’y ajoute aussi l’influence mal mesurée de la recherche d’une meilleure qualité de vie. Pour toutes ces raisons, la participation du malade et de son entourage est de plus en plus souvent explicitement requise pour un bon déroulement des soins et est considérée comme acquise et allant de soi lorsque les politiques de régulation du système de soins entérinent la réduction du nombre de lits d’hospitalisation, prônent la mise en place d’alternatives à l’hébergement médico-social et opèrent de ce fait implicitement un transfert d’activité des professionnels vers la famille. Dans ce contexte, on analysera la participation profane aux soins selon un triple paradoxe :

1) La redécouverte récente des soins profanes versus l’implication ancienne de la famille dans l’activité de soins masquée par l’essor de la professionnalisation.

2) Le caractère techniquement indispensable des soins profanes (efficacité sanitaire et efficience financière) versus leur méconnaissance, voire leur invisibilité pour les professionnels ou les pouvoirs publics.

3) Une implication le plus souvent imposée aux proches versus l’affirmation des droits de la personne malade.

"Médicament et sexualité", Alain Giami (INSERM, Kremlin-Bicêtre)

L'utilisation médicale de substances pharmaceutiques visant à rétablir ou à stimuler l'activité sexuelle des hommes est une pratique ancienne qui connaît un développement important depuis le début des années 80 grâce à de nouvelles découvertes scientifiques et techniques, l'évolution des normes sociales de la sexualité et les changements dans la pratique médicale.

L'impuissance masculine bénéficie actuellement d'une visibilité accrue. Celle-ci est due à l'élaboration de nouvelles définitions du trouble qui privilégient son étiologie organique et à l'établissement de données socio-épidémiologiques qui ont eu pour effet d'accroître considérablement sa prévalence : on considère désormais que de 20 % à 50 % des hommes de plus de quarante ans seraient atteints de "dysfonction érectile". La majorité de ces hommes n'ont pas recours aux nouveaux traitements pharmaceutiques accessibles sur le marché. Cette situation a conduit certains urologues à plaider pour que la dysfonction érectile soit considérée comme un problème de santé publique. Ce qui pose la question des indications précises et de la prise en charge éventuelle des traitements par les systèmes publics d'Assurance Maladie.

Les analyses porteront sur les débats occasionnés en France et au Royaume-Uni sur la question des indications et du remboursement des traitements de l'impuissance masculine (Injections Intra-Caverneuses, et traitements par voie orale) par les systèmes publics d'assurance maladie. Les débats opposent les cliniciens convaincus de l'efficacité du traitement et soucieux de développer son utilisation de façon équitable, d'une part, et, les agences publiques chargées d'évaluer le bien fondé et les modalités de son remboursement, dans un contexte de ressources limitées, d'autre part. L'industrie pharmaceutique est bien évidemment partie prenante de ces débats.

L'analyse des débats qui ont lieu actuellement dans ces deux pays montre comment on oppose (1) le traitement légitime d'une pathologie chronique aux " mésusages " d'un médicament ; (2) les formes du trouble qui en légitiment ou non l'accession au remboursement ; (3) les individus éligibles pour le remboursement et les autres (4) l'attribution de ressources à ce problème par rapport à d'autres problèmes de santé publique (maladies cardio-vasculaires, cancers, santé mentale et infection à VIH).

Cette présentation est fondée sur l'expérience d'une expertise menée pour la Direction Générale de la Santé, une recherche sur la pratique de la sexologie en France et différentes études portant sur l'évolution des classifications médicales et épidémiologiques des troubles sexuels.

Après-midi : 14h30 – 17h30

4. Table ronde : Le vivant comme objet de politiques

Président : Dominique Damamme (Université de Paris IX, CSU)

Claude Gilbert (CNRS, CERAT, Grenoble)

La question même du "gouvernement des corps" est problématique. Si la multiplication d'un certain nombre de procédures, au plus près des corps, semble donner une certaine consistance à ce gouvernement, la difficulté qu'éprouvent toujours les instances concernées par la santé publique à se connecter, à rassembler les données afin de gérer les individus comme un corps collectif font douter de l'existence d'un tel gouvernement. Ce constat, particulièrement valable pour la France, conduit à diverses interrogations : le renforcement du gouvernement des corps des individus, via différentes technologies, s'opère-t-il indépendamment de la mise en place de grands observatoires dans le domaine de la santé publique ? Quel lien existe-t-il entre l'attention que portent les chercheurs en sciences humaines et sociales à l'emprise sur les corps et leur propension à "donner corps" au pouvoir en se focalisant sur les formes d'exercice les plus évidentes ou les plus indiscutables d'un tel pouvoir ?

Pierre Lascoumes (CNRS, GAPP, Paris)

Paul Rabinow (Université de Californie-Berkeley)

Philippe Urfalino (EHESS-CNRS, CSO, Paris)

Georges Vigarello (EHESS-Université de Paris V)

Synthèse : Jacques Lagroye (Université de Paris I)