Atelier 30

Régime sécuritaire et action collective en Turquie

Gilles Dorronsoro
Aysen Uysal

 

La décision d’engager un travail sur l’action collective en Turquie correspond à un étonnement par rapport aux réactions de la société turque dans la crise politique et économique actuelle. Plus profondément peut-être, les études de terrain semblent avoir du mal à s’inscrire dans un cadre satisfaisant puisqu’elles font nécessairement intervenir des hypothèses sur le système politique turc, d’où une démarche en deux temps : une hypothèse sur le système politique turc qui permet de préciser les conditions de l’action collective.

Les problématiques dominantes depuis la fin des années 80 sur le développement de la société civile turque et la démocratisation sont remises en cause. Le paradigme dominant (Nilüfer Göle, Metin Heper et Ahmet Evin, Mardin Robins etc.) dans les années 80 était celui du développement et de l’autonomisation d’une société civile en Turquie. En premier lieu, le mouvement associatif serait grandissant et plusieurs exemples de mobilisations sont régulièrement mis en avant : les paysans de Bergama qui s’opposent à l’utilisation du cyanure dans une usine d’or, les "mères du samedi", le "Sürekli Ayd¹nl¹k için bir dakika karanl¹k" où les participants éteignent les lumières 1 mn à 21 heures pour protester contre la corruption, les associations comme le AKUT pour venir en aide aux victimes des tremblements de terre, les associations des Droits de l’Homme, les associations de défense du kémalisme. De même, de nouveaux groupes se mobilisent dans l’espace public et acquière une certaine visibilité (homosexuels, femmes, écologistes etc.).

En second lieu, le dévoppement des médias privé est compris comme la construction d’un espace public au sens d’Habermas. La libéralisation des médias dans les années 80 aurait permis l’expression des identités ethniques différentes et de façon générale une remise en cause de l’infaillibilité de l’Etat, la mise à jour de la société turque dans toute sa complexité. Les journalistes et les médias sont porteurs de la diversité, de la lutte contre la censure. Pour Nilüfer Göle, la fin des idéologies utopistes, potentiellement totalitaires, permet la rationalisation des discours qui sont désormais ouvert au compromis. Par rapport aux années 70, qui sont l’expression d’une logique violente allant vers les extrêmes, les années 80 sont celles des idéologies raisonnables qui s’expriment dans la rationalité de l’échange.

Nilüfer Göle s’inscrit ici dans le courant de la sociologie des NMS à la suite de Touraine, Melucci et autres. Rappelons que ce courant lie l’émergence de nouveaux mouvements sociaux aux évolutions structurelles du capitalisme (Inglehart 1971 sur la hiérarchie des besoins in The Silent Revolution). Les nouveaux enjeux et clivages sont liés au style de vie plus qu’à des conflits de classe ; les anciennes institutions comme les syndicats deviennent donc largement inadaptées. La question du corps devient centrale. Pour résumer, ces nouveaux mouvements sociaux sont l’expression de demandes identitaires, plus que de revendications de classe, et sont porteurs de revendications universelles et non sectorielles. Ce courant théorique est une rupture par rapport à l’optique trop stratégique et/ou politique de Olson ou Tilly (pour une présentation de ce courant théorique voir Neveu et Fillieule 1993 : 119 et s.). En Turquie, Göle cite les homosexuels, les femmes, les étudiantes voilées, écologistes etc. comme exemples de ces nouveaux mouvements sociaux. On aurait une autonomisation de la société civile par rapport à l’Etat, en gestation depuis les années 50 et le multipartisme, qui entraîne la fin du kémalisme comme projet social imposé par le haut et la capacité grandissante de la société à se prendre en charge, à s’inventer. Dans ce courant, les mouvements islamistes sont une expression de la société civile et Nilüfer Göle critique la définition habermassienne de la rationalité (et de l’espace public) nécessairement laïque comme de l’eurocentrisme. Pour Robins (1996 cité par Yashin 1998), il s’agit d’un "retour du refoulé".

Or, les théories de la démocratisation ont un aspect essentiellement téléologique. Pour une critique des théories de la transition, voir notamment Michel Dobry et al., "Les processus de transition à la démocratie", Cultures et Conflits 17, printemps 1995. Ce thème, qui a connu un certain succès pour la Turquie, dissimule en fait les particularités du régime mis en place après le coup d’Etat militaire de 1980. Il y a d’indéniables espaces de libertés en Turquie, là n’est pas le point, mais parler de démocratisation est une façon de mettre entre parenthèse l’état actuel du système politique au profit d’un projet, donc d’un état à venir où les désirs et les peurs s’expriment en dehors de toute rigueur méthodologique. Ajoutons que le processus de transition dure maintenant depuis plus de vingt ans et qu’on est en droit de s’interroger sur la stabilité de cet état de "transition". Le coup d’Etat post-moderne de 1997 notamment montre que le système actuel est largement légitimité par la classe politique.

La pertinence du concept de société civile est depuis longtemps en question. Lacroix a bien montré le côté aritficiel et stérile de l’opposition entre Etat et société civile ("Ordre politique et ordre social", in Traité de science politique, Grawitz et Leca, 1985, t1 469-565). Par ailleurs, on suit ici Yael-Navaro Yashin dans sa critique du concept de société civile en Turquie. Pour résumer son argumentation, Göle sous-estimerait complètement les tensions et rivalités dans l’appareil d’Etat, la guerre civile dans l’Est etc. L’Etat produit des pratiques (des régimes de pouvoir/savoir pour faire du Foucault) qui s’imposent aussi dans le reste de la société. On aurait donc en fait un changement des techniques de pouvoir plus qu’un développement de la société contre l’Etat. Le pouvoir est productif de normes et pas seulement répressif.

Il y a de plus un problème méthodologique pour ce qui est du diagnostic de base, à savoir la montée d’une mobilisation dans la société turque notamment par des participations croissantes aux associations. On a peu d’études, et pas de synthèse, montrant un accroissement du nombre d’associations, et nous manquons également d’une analyse du type d’associations. Mais le problème le plus important est la sélection temporelle choisie. Ces auteurs partent du coup d’Etat de 1980 comme d’une année zéro de la Turquie à partir de laquelle il serait légitime de parler d’un développement des mobilisations. Or, les années 70 ont connu des mobilisations, des actions collectives particulièrement importantes et rien n’indique clairement qu’il y ait une capacité de mobilisation plus forte que dans les années 70. Partir de 1980 est une façon de prendre pour naturelle la rupture opérée par les militaires et notamment la destruction du mouvement ouvrier turc et de tous les partis politiques.

La faiblesse des sodalités (regroupements volontaires : des associations aux partis politiques en passant par les syndicats) est une conséquence du coup d’Etat de 1980, qui a eu pour effet de poser des limites très strictes aux libertés syndicales et de briser durablement le mouvement ouvrier turc. Dans ces conditions, les structures existantes dans les années soixante-dix, qui permettaient l’action collective ont largement disparu. De plus, les partis islamistes — dans l’opposition et porteurs d’un discours contestataire - sont en phase de réorganisation. Ainsi, le Fazilet a été interdit comme son prédécesseur, le Refah. Les nouveaux partis qui tentent de se former malgré les obstacles financiers ou judiciaires n’ont pas encore de capacité de mobilisation. Un des seuls partis à avoir une structure militante forte, le HADEP, a une base trop régionale pour servir de catalyseur et s’imposer comme alternative (5,5% des voix aux dernières élections). Malgré un certain développement des associations non-politiques dans les années quatre-vingt dix (en dehors des régions kurdes), celles-ci n’ont pas joué comme structure de mobilisation. Il faudrait donc parler d’un mouvement de retour à des formes d’associations, mais différentes de celles des années 70, ce qui pose on va le voir la question du rôle de l’Etat dans l’émergence de la "société civile" post-11 septembre.

Pour ce qui est de l’autonomie de la société civile par rapport à l’Etat, on peut voir successivement, l’efficacité des mouvements, leurs valeurs et enfin l’espace public. Il n’est pas question de nier ici l’importance des changements économiques, même si le poids des structures étatiques est encore fort (voir les banques, l’armée etc.) et notamment la nouvelle idéologie de la période Özal, dépolitisation et profits économiques individuels. Cependant, on voit que le mouvement associatif n’est que rarement en mesure d’imposer des négociations avec les institutions d’Etat. Malgré une guerre civile dans le Sud-Est, la société civile a été particulièrement absente pendant 20 ans et les concessions viennent généralement des pressions internationales plus qu’internes. En fait l’histoire récente indique au contraire la capacité de l’Etat à manipuler la "société civile". Ainsi, après avoir appuyé le développement des mouvements islamistes contre la gauche, les militaires ont pu obtenir le soutien des principales confédérations syndicales contre la "réaction", c’est-à-dire les islamistes, ce qui les a conduit indirectement à avaliser le coup d’Etat "post-moderne", selon l’expression de la presse turque, du 28 février 1997. On est donc dans une situation où loin d’être mis en cause par la société civile, l’Etat est en position d’arbitre, son intervention étant légitimée au moins par une partie des acteurs collectifs.

Pour ce qui est du développement des médias, la thèse de la construction d’un espace public a été critiquée avec des arguments qui paraissent convainquants. Pour Georges Gavrilis notamment (NPT, Spring 2001), il y a une uniformalisation des informations du fait de la concurrence commerciale et de la concentration du secteur économique. Le fait que les médias soient une partie de la société civile est loin d’être évident. La frontière entre Etat et société civile n’est pas tracée de façon stricte si elle a même un sens. On ajoutera pour notre part (voir plus loin) le maintien d’une censure qui peut être effective et surtout la diffusion d’une méta-idéologie par les médias qui renforce au total le système et joue largement contre les mobilisations sociales. Dans le même sens Neveu (1997 : 128) montre comment la rhétorique de la communication dissimule en fait plusieurs phénomènes qui remettent en question cette thèse de la construction d’un espace pour la société civile contre l’Etat. Premièrement, la sphère de la communicationest née largement de l’effort de l’Etat (et notamment militaire), de plus "l’Etat s’est donné les moyens de de jouer un rôle décisif sur la formation des modes de perceptions, des références, des thèmes présents dans l’horizon symbolique de la population" (Neveu).

Ces critiques faites, on peut, à la suite de différents auteurs, s’interroger sur la diffusion de ces thèmes dans la recherche des années 80-90 et porposer deux hypothèses. D’abord, cela correspondait à une volonté d’ouverture et d’européanisation d’une partie des élites (beaucoup de financements de l’Union européenne ces dernières années). Ensuite, ce thème est devenu essentiel dans le processus de légitimation des acteurs politiques, notamment islamistes et aussi liés à l’Etat, kémalistes laïques.

Nous proposons l’hypothèse du "régime sécuritaire" pour décrire le système politique turc. Cette terminologie qui suppose une différence à la fois par rapport aux systèmes démocratiques et aux régimes autoritaires classiques. Le coup d’Etat de 1980, même s’il s’inscrit initialement dans la logique des précédents, va en fait aboutir à l’invention d’un nouveau régime caractérisé par une idéologie sécuritaire et la présence légitime des institutions de sécurité dans le champ politique. Il y a donc une discontinuité entre les coups d’Etat et les régimes des années soixante et soixante-dix et ce qui émerge dans les années 80. Ce régime naît également à la périphérie des puissances occidentales, ce qui explique probablement une partie de ses caractéristiques notamment la "démocratisation" comme discours. Enfin, on peut faire l’hypothèse que la Turquie n’est pas le seul exemple de ce type de système, l’évolution du Pakistan est sous certains aspects assez semblable.

Notre stratégie de recherche est donc de nous appuyer sur ces hypothèses concernant le système politique turc pour répondre à la question des mobilisations en Turquie, ce qui de notre point de vue passe par des hypothèses générales sur le fonctionnement du système politique et social turc. On est conduit à chercher les raisons de ce peu d’efficacité ou de visibilité de l’action collective dans le fonctionnement du système politique. En effet, la nature sécuritaire du régime turc a pour principale conséquence — ou pour principal trait structurel - de limiter les mobilisations (ou de leur donner une forme particulière) et d’empêcher leur extension à d’autres secteurs de la société.

Le coup d’Etat de 1980 est une rupture dans l’histoire des mobilisations politiques et sociales, c’est ce régime qui nous intéresse mais on peut quand même préciser rapidement la situation des années 70 qui est explicative à la fois des potentialités de la société turque pour rompre avec un discours culturaliste et aussi de la logique du régime militaire qui s’installe ensuite. Une des principales caractéristiques du régime est d’avoir nettement augmenté les coûts de la participation à une action collective pour les individus. La dépolitisation de la société a eu pour effet de radicaliser les mobilisations de la périphérie (où il n’y a plus de façon de faire passer les revendications). Il faudra donc à partir des contraintes structurelles, expliquer l’émergence des répertoires d’action. Pour préciser ces points, nous allons d’abord présenter les cadres de l’action collective (sodalités), puis les conditions de l’action répressive du point du vue du système politique et du système de légitimation et enfin les répertoires d’actions de l’action collective (violence, contournement par l’international, notamment).

Participants

Gilles Dorronsoro, IEP Rennes/CNRS. Régime sécuritaire et crise multisectorielle.

Elise Massicard, doctorante à l’IEP de Paris. Les associations alévies comme cadre de mobilisation.

Aysen Uysal, doctorante Paris I. Les coûts de la mobilisation. Analyse des manifestations entre 1997 et 2000.

Olivier Grosjean, doctorant EHESS. Les mobilisations turques en Europe. L’adaptation des répertoires d’action.

Jean-François Pérouse, IFEA (Istanbul). Les mobilisations en milieu urbain.

Benoît Fliche, doctorant Université de Provence. Le village comme cadre d’une action collective.