Atelier 6

La politique comme frontière ? Les processus de construction sociale du politique et leurs conséquences

Lionel Arnaud (Maître de conférences en sociologie/Université Rennes 1, CRAP), lionelarno@aol.com
Christine Guionnet (Maître de conférences en science politique/Université Rennes 1, CRAP), chguionnet@aol.com

 

La problématique de l’atelier

Face à l’idée d’une démocratie représentative en crise (abstentionnisme électoral, moindre militantisme partisan ou syndical, etc.) la science politique s’est tournée, depuis quelques années, vers un examen des nouvelles formes de militantisme et de participation politique qui se sont développées récemment. Mais les études consacrées à "la politique autrement" ou "ailleurs" (1) ne se sont pas réellement interrogées sur la signification de ces nouveaux comportements ou discours par rapport à la notion même de "politique", avec tout ce qui la caractérise en termes de "légitimité", de "rôle" ou de "ressources" politiques notamment. Au delà des démarches d’ordre philosophique en quête d’une définition substantialiste du politique (2), rares sont les enquêtes sociologiques qui se sont consacrées spécifiquement à l’étude des processus sociaux de construction du politique, aux processus d’étiquetage des comportements, acteurs ou domaines qualifiés de "politiques". Plusieurs questions essentielles se posent pourtant au politiste : comment, selon quels critères, quels déterminants, les acteurs se représentent-ils ce qui est de nature "politique" ou ne l’est pas ? Comment tracent-ils les " frontières " entre des "domaines" ainsi différenciés ? Ces frontières sont-elles mouvantes dans le temps et l’espace ? Quels sont les processus de déplacement de ces frontières (acteurs, mécanismes, intentions, hasard, etc.) ? Quelles conséquences sont éventuellement induites par les déplacements de frontières (création de nouveaux types de légitimité, de nouvelles ressources politiques, de nouveaux rôles politiques, par exemple) ?

Il est essentiel de préciser que l’ensemble de ces interrogations n’a pas pour but de chercher à juger, dans une perspective normative, les possibilités de re-fondation de la politique sur de nouvelles bases, ni de rechercher les alternatives possibles face à une démocratie représentative en crise. L’objectif de cet atelier, animé par un groupe de travail formé depuis plus d’un an (dans le cadre d’une "Aide à Projet Nouveau" dispensée par le CNRS –CRAP-), consiste à réfléchir sur les processus sociaux permanents de déplacement des frontières de "la politique" par les acteurs sociaux. Ceux-ci peuvent être très divers : il peut s’agir de médias (politisation de dossiers initialement abordés sous un angle essentiellement médical, tel le cas du scandale du sang contaminé), d’hommes politiques (des maires ou autres élus qui se décrivent tantôt comme des politiques, tantôt comme "apolitiques", ou qui s’adonnent à la poésie ou à la littérature dans un entremêlement parfois difficile à cerner), de nouveaux entrants en politique jouant la carte de "la politique autrement" (les listes  "Motivé-e-s" aux élections locales, ou les mouvements politiques issus de la mobilisation de 1989 en pays tchèques), de partis politiques traditionnels cherchant à réformer la politique (les militants du Parti Socialiste qui cherchent à réformer ses modes de fonctionnement internes), d’un syndicat (Sud PTT) ou d’une ONG (Handicap International) cherchant à influer sur les politiques publiques d’un Etat ou d’un ensemble d’Etat, ou encore des participants et des organisateurs de défilés carnavalesques (le Carnaval de Notting Hill à Londres et le Défilé de la Biennale de la Danse de Lyon) ou de manifestations sportives que l’on tente de mobiliser à des fins politiques (les rencontres de football en Turquie).

L’ensemble de ces exemples atteste du caractère omniprésent, récurrent de ces processus sociaux de déplacement, de "décentrement", à partir d’un noyau dur de "la politique" (i.e. la politique institutionnelle, en rapport avec les rôles politiques définis par les institutions et soumis à des processus de sélection plus ou moins formalisés), de ce qui est considéré par une société ou un groupe social à un moment donné comme étant politique ou non. D’où l’intérêt d’un atelier pour discuter de ce type de processus de politisation (i.e. l’inscription dans ce qui est considéré comme appartenant au registre du "politique") de nouvelles pratiques, de nouveaux objets – et donc de nouveaux sujets de politiques publiques -, ou encore de nouveaux acteurs, pour mieux cerner leurs conséquences éventuelles (concernant notamment les catégories traditionnelles d’appréhension de la politique –légitimité, ressources, rôles, etc.).

Ces quelques pistes de réflexion générale seront, dans un premier temps, présentées en une vingtaine de minutes, afin de souligner le caractère particulièrement heuristique des questions soulevées par le processus de déplacement des frontières du politique. Mais le but d’un atelier étant également d’être immédiatement accessible à tous, y compris des chercheurs peu investis sur le terrain de recherche débattu, nous proposons, dans un second temps, d’apporter trois illustrations concrètes de ces processus. Trois recherches en cours permettant de mieux comprendre pourquoi les acteurs, à un moment donné, peuvent chercher à modifier le contenu de ce qu’ils appréhendent comme étant ou non "politique" et, de façon indissociable, de mesurer les conséquences de ce jeu sur les frontières du politique. Trois analyses de cas permettant en outre de se demander dans quelle mesure la construction sociale permanente des frontières de la politique peut établir du "neuf" en rupture totale par rapport au "vieux" (i.e. la politique institutionnelle liée au principe représentatif).

Magdaléna Hadjiisky évoquera, en guise de premier exemple, le cas du Forum civique en République tchèque (1989-1991), en tant que tentative de création d’un type d’organisation citoyenne distincte de la forme partisane. Il s’agit d’un exemple typique de construction sociale des frontières de la politique par des acteurs nouveaux devant se positionner, dans la scène politique institutionnelle, par rapport aux partis politiques traditionnels. Le Forum civique (FC), créé le 19 novembre par Vaclav Havel et par une trentaine de membres des différents groupes qui constituaient la dissidence tchèque, a fondé sa rhétorique, l’ensemble de son fonctionnement et de son action en tant qu’organisation, sur l’idée de la politique dite "civique", c’est-à-dire aux yeux de ses défenseurs, essentiellement non partisane et non professionnalisée. "Les partis sont pour les partisans, le Forum civique est pour tout le monde !" clamait le slogan électoral du mouvement. Le mouvement s’est engagé dans ce que ses leaders savaient être un paradoxe aux yeux des tenants d’une vision classique du gouvernement représentatif : entrer dans la compétition électorale, occuper les postes de responsabilité étatique sans se transformer en parti politique, sans en adopter ni le fonctionnement interne, ni les implications en termes de professionnalisation et de spécialisation politiques. Autrement dit, conserver une structure et un ethos "associatifs" tout en participant à tous les aspects de la vie institutionnelle de la démocratie libérale.

L’intervention a pour objectif de souligner les difficultés qu’a rencontré le FC (organisation concrète, leadership, programme politique, relations entre le mouvement et le gouvernement, etc.), dans une tension constante entre son principe identitaire et la nécessité d’une adaptation même minimale à la compétition électorale et à la responsabilité publique. Elle doit montrer comment, dans un contexte historique où le parti politique n’est plus une forme à inventer pour permettre la participation politique du plus grand nombre mais le symbole d’une politique conventionnelle et figée, la forme partisane a pu servir de repoussoir dans une période de libération politique. Elle indiquera enfin comment, inversement, le Parti civique démocratique, le principal successeur du FC, a finalement adopté et revendiqué la forme partisane d’organisation.

Gildas Renou analysera, dans un second temps, la façon dont Sud-PTT, porteur du "mouvement social", a pu progressivement se constituer en nouvel acteur politique, tout en affirmant son autonomie par rapport au jeu partisan et sa singularité par rapport aux syndicats traditionnels. Ce discours d’autonomie par rapport aux organisations politiques et sociales anciennes est fondé sur la valorisation de nouvelles formes d’action (souples et médiatisées), sur de nouveaux thèmes fédérateurs ("l’anti-néo-libéralisme") et de nouveaux objectifs généraux. En outre, cette " nouvelle politique " se légitime par le rejet d’un modèle de contestation plus ancien, de type syndical traditionnel. Sud-PTT tente en réalité de construire une nouvelle définition de la politique à travers ses discours et ses actions. Outre le discours du syndicat, seront également évoqués ses modes d’action effectifs, ainsi que les formes de militantisme qu’il peut générer en son sein, afin d’initier une comparaison avec des formes plus classiques de syndicalisme. Un modèle, le militantisme "multi-organisationnel" sera très succinctement suggéré, comme forme distincte du militantisme traditionnel. L’exposé tentera de dégager les caractéristiques du modèle proposé, en utilisant l’expérience des observations directes. Les enjeux politiques des liens ou de l’absence de liens avec les organisations partisanes d’extrême - gauche seront enfin évoqués, afin de mieux cerner les limites d’une tentative d’émancipation totale par rapport au jeu partisan et syndical traditionnel.

Emmanuelle Callac entendra montrer, dans une dernière illustration, comment certains poètes bretons, dans la quête d’une légitimité politique non partisane, peuvent contribuer à brouiller les frontières traditionnelles de la politique en établissant des passerelles entre leurs activités politiques et artistiques. A partir d’une étude ethnologique sur la situation et le rôle de la poésie et de quelques poètes dans une partie de la Bretagne (le Trégor), il s’agira de montrer comment l’activité poétique complète activement l’action militante de certaines "figures locales" dans les communes. Certains de ces poètes (plus ou moins populaires) qui  sont aussi maire, adjoint, conseiller municipal, ou encore délégué syndical, mènent à travers l’écriture tant une quête personnelle qu’une entreprise sociale d’insertion dans le milieu local. Emmanuelle Callac analysera la manière dont ces deux types de pratiques (politique et poétique), ces deux façons de prendre la parole peuvent devenir des modes complémentaires d'intervention dans les affaires de la cité. Comment l'expression poétique peut prolonger l'expression politique (et vice-versa) et quel(s) type(s) de frontière(s) se dessine(nt) entre ces deux pratiques concomitantes.

(1) Cf. en particulier CURAPP, La politique ailleurs, Paris, PUF, 1998 ; B. François et E. Neveu dirs, Espaces publics mosaïques : acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, PUR, 1999

(2) On peut penser par exemple aux études telles que celle de J. Freund, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Sirey, 1965, ou encore le recueil de textes de H. Arendt édité par U. Ludz, Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, 1995.

 

Planning de l’atelier

1. Présentation générale de la problématique et des hypothèses de travail communes à notre groupe de recherche organisé autour de la thématique "La politique comme frontière. Étude des processus de construction sociale du politique et de leurs conséquences".

Cette présentation serait effectuée par Lionel Arnaud et Christine Guionnet, maîtres de conférences à l’Université Rennes 1, responsables de l’équipe de recherche animant l’atelier.

Durée approximative : 20/25 mn

2. Communications de trois chercheurs

Chaque intervention dure environ 10 mn. Le but est surtout de donner des exemples concrets de mise en œuvre de notre problématique commune et d’illustrer les réflexions plus théoriques de notre projet collectif "la politique comme frontière".

Les trois interventions proposées sont les suivantes :

Magdaléna Hadjiisky analysera le cas du Forum civique en République tchèque (1989-1991), en tant que tentative de création d’un type d’organisation citoyenne distincte de la forme partisane.

Magdaléna Hadjiisky est doctorante en science politique, à l’IEP de Paris (CERI), membre associé au CRAP. Sa thèse porte sur la "démocratisation et professionnalisation politique : les pays Tchèques, 1989-1996". Ses publications récentes ou à venir sont : "La démocratie par le marché : le cas tchèque", Politix, 49, 1999, "Tchèque (République)" in Perrineau (P.), Reynié (D.) (dir.), Dictionnaire du Vote, PUF, 2001, et "The Failure of Participatory Democracy in the Czech Republic", West European Politics, 24 (3), juillet 2001.

Gildas Renou analysera quant à lui les actions politiques menées par un syndicat qui, tout en mettant l’accent sur son autonomie par rapport au jeu politique partisan, Sud-PTT, est parvenu à jouer un rôle politique non négligeable à travers l’impulsion du "mouvement social".

Gildas Renou est doctorant en science politique à l’Université Rennes 1, et membre du CRAP. Il achève actuellement sa thèse intitulée "Les formes du militantisme post-ouvrier. La fédération syndicale SUD-PTT, un laboratoire d’innovation politique". Est notamment l’auteur de "Y a-t-il de nouveaux mouvements militants ?", Mouvements-Sociétés-Politique-Culture, 3, 1999 et "‘Social Movements’ or ‘Red Left’. Construction of a New Collective Actor in the French Political Space". Communication aux 28th Joint Sessions de l’ECPR, Workshop 8, Copenhague, 14-19 avril 2000.

Emmanuelle Callac analysera la manière dont certains poètes bretons peuvent contribuer à brouiller les frontières traditionnelles de la politique en établissant des passerelles entre leurs activités politiques et artistiques.

Emmanuelle Callac est titulaire d’un doctorat en ethnologie, GTMS (EHESS). Sa thèse s’intitule "Ethnologie de la poésie : un exemple en Bretagne". Elle publie ou intervient actuellement sur des thèmes tels que "Pratiques d’écriture poétique et participation à la vie politique et culturelle locale : le cas du Trégor" (intervention à la journée d’étude "Mémoire et identité rurale", MSH Angers, 15 mars 2002), ou encore "Poésie et politique" (numéro de la revue Terrain, qu’elle coordonne avec Martina Avanza, et à paraître en février 2003).

3. Discussion

Nous aimerions consacrer environ une heure à la discussion générale. Discussion en premier lieu animée par le discutant. Annie Collovald, maître de conférences à l’université Paris X-Nanterre, et Alban Bensa, directeur d’études à l’EHESS, ont tous deux été sollicités pour assumer ce rôle (l’un ou l’autre sera donc le discutant, en fonction des disponibilités de chacun). Le discutant sera invité à discuter à la fois les deux communications rapidement présentées, mais également les considérations plus théoriques et conceptuelles du projet général présenté au début de la séance.

Les autres personnes participant à l’atelier seront bien entendu invitées à participer au débat à tout moment. Mais elles bénéficieront également d’un temps spécifique, en fin de séance (une demi-heure environ), afin de réagir plus librement aux différentes interventions entendues (présentation générale de l’atelier, exposants et discutant).