Atelier n°26 : LACTION PUBLIQUE TERRITORIALISEE ENTRE POLITICS ET POLICY
1. Introduction
Depuis les années 1970-1980, que lon a considéré comme étant celles de la crise de lEtat et de la gouvernabilité, la recomposition de laction publique en France sest effectuée à partir du territoire. Le système territorial a été valorisé à la fois comme léchelon pertinent pour traiter les problèmes sociaux et comme lespace légitime de participation, dans ce qui a été présenté comme un desserrement de létau étatique aux profit des instances locales.
Les nouvelles modalités dintervention publique mises en uvre depuis les années 1980 ont effectivement insufflé une nouvelle philosophie de laction axée sur le territoire et ont pris plusieurs formes avec évidemment la décentralisation politique qui a fait des collectivités locales des gestionnaires de laction publique sur leur territoire, mais aussi avec la mise en uvre nouvelle de politiques territoriales, telles la politique de la ville qui appliquent le principe de la discrimination positive territoriale, qui font du territoire une catégorie de laction publique, (c'est-à-dire un territoire défini administrativement, tel le quartier ou la zone). Ces réformes décentralisatrices et ces formes nouvelles de territorialisation ont été accompagnées par la promotion de nouvelles méthodes de gestion, la contractualisation des politiques publiques et linterministérialité (négociation et partenariat), ces processus participant à la prolifération des centres dinitiative dans laction publique. Il apparaît donc que létude des territorialisations de laction publique sinscrive dans une réflexion générale sur les transformations des modes de gouvernabilité de la société vers ce que lon a appelé une " gouvernance polycentrique ", pour reprendre les termes de Richard Balme et Alain Faure, gouvernance qui voit lenchevêtrement des niveaux territoriaux et qui remet en cause le modèle traditionnel dadministration publique.
Une précision sémantique simpose cependant. Derrière la catégorie de territorialisation se cachent des réalités différentes. Deux types de politiques, notamment, doivent être distinguées : les politiques territorialisées et les politiques territoriales. Les premières prennent le territoire pour objet, le territoire nexistant que comme espace dapplication des politiques publiques ; dans les secondes, le territoire est non seulement objet de politiques publiques, mais surtout il devient le vecteur des mobilisations sociales et politiques nécessaires à la conception et à la mise en uvre des politiques.
Observant le croisement incité par limportance des territorialisations, cet atelier sest fixé pour objectif de sinterroger sur la façon dont sarticulent les logiques politiques et lefficacité publique : quest-ce qui prime dans la définition de laction territoriale ? Il a eu pour finalité de tâcher de reconstituer les logiques à luvre dans le processus décisionnel de façon à identifier les variables qui permettent de voir comment seffectuent les choix publics en matière de définition des territoires. Il sest donc agi de considérer laction publique comme un espace daction collective, de voir comment les territoires sont définis par les acteurs (complexification des réseaux dacteurs concernés) et comment sopère la gestion locale, territorialisée et contractuelle des problèmes sociaux.
Cette question a été abordée dans une double optique :
2. Présentations
Dans son intervention, intitulée " Autorité politique et pouvoir au sein des pays. Les logiques de constitution de territoires daction publique intercommunaux ", Anne-Cécile Douillet (ATER IEP de Grenoble, chercheur associée au CERAT) a montré (à partir denquêtes menées en Rhône-Alpes et en Limousin) que les " pays " sont investis par les acteurs politiques traditionnels, alors quils sont souvent affichés comme étant des lieux de régénération de la participation. Présentées comme des politiques partenariales, participatives, globales et territoriales, les politiques dites de "développement territorial" constituent donc un terrain idéal pour traiter la question des transformations et recompositions de l'action publique liées à la valorisation des territoires. L'analyse des modes de définition et de mise en uvre de ces politiques dans les zones rurales révèle en fait l'importance du territoire, de l'ancrage territorial, dans la construction de l'autorité politique, ce qui, d'une certaine façon, limite la portée des transformations que les politiques de développement territorial peuvent favoriser.
La création des pays savère, daprès ses recherches, surdéterminée par des stratégies politiques en fonction de positions institutionnelles différenciées. La réaction des présidents de conseils généraux témoigne de cette centralité de lenjeu " pays " dans la compétition politique locale : certains présidents de conseils généraux contrecarrent la constitution de pays au sein de leur département pour éviter la constitution de contre-pouvoirs, dautres prennent la tête de pays interdépartementaux.
Au centre de son propos, on trouve la prédominance du territoire politique sur le territoire support daction collective. Autrement dit, la territorialisation de laction publique au travers des pays change les règles du jeu politique (discours de légitimation de laction, construction de leadership), plus que les principes et le contenu de laction publique (les ambitions de participation renouvelée ou daction collective à géographie variable restent sans concrétisation véritable). En même temps, elle relève que dautres acteurs prennent part aux politiques de développement territorial (chambres consulaires, entreprises et experts du développement local notamment) dont le rôle pose la question du pouvoir des élus dans ces nouvelles configurations daction publique.
Ainsi, elle montre que si l'émergence de nouveaux espaces d'action publique dans le cadre de ces politiques peut avoir un impact non négligeable sur le jeu politique local en procurant de nouvelles "ressources de notabilité" à certains élus via l'identification à une communauté territoriale élargie, l'importance des enjeux de contrôle territorial pour les élus et les collectivités publiques tend à reproduire un ordre territorial où l'action publique prend forme dans des espaces bornés plus qu'à travers des réseaux de coopération. Les politiques de développement territorial sont par ailleurs le vecteur d'une standardisation tout autant que d'une territorialisation des normes et du contenu de l'action publique en matière de "développement rural". D'un côté, ces politiques créent les conditions de prise en charge locale du développement, ce qui conduit d'ailleurs certains acteurs privés à un repositionnement territorial pour garder des possibilités d'intervention auprès des pouvoirs publics. De l'autre, l'intervention d'experts du développement local - issus des collectivités proposant des procédures de développement territorial ou de bureaux d'études privés -, couplée à des phénomènes de mimétisme liés à l'attente d'un label, est le vecteur d'une normalisation qui s'oppose à l'idée de définition localisée des problèmes publics et des moyens de prise en charge de ces problèmes.
Anne-France Taiclet (doctorante au CRPS/Université de Paris 1, ATER à lUniversité dAmiens/CURAPP), de son côté, est intervenue sur " La construction des territoires économiques. Les mécanismes de politisation des enjeux dans des jeux multi-niveaux daction publique ", où elle a abordé les politiques de développement économique local comme des politiques multi-acteurs, marquées par lhétérogénéité des intérêts et des principes daction.
Le développement économique est objet de représentations sociales fluctuantes et de luttes de définition, souvent explicables par les positions et ressources des différents types dacteurs impliqués dans la configuration du développement. Ainsi, si les chargés daffaires (ou agents de développement, développeurs ) valorisent loffre de services aux entreprises et minimisent limportance des subventions, les fonctionnaires axent leur discours sur lamélioration de la distribution des aides, les maires, quant à eux, développant un argumentaire sur limportance décisive des politiques municipales générales dans lamélioration de lattractivité territoriale. Il convient donc de reconstituer les logiques propres de ces différents acteurs pour saisir les effets de leur agrégation sur un espace territorial.
Ce sont par ailleurs des politiques où des acteurs de plus en plus professionnalisés (spécialistes du développement divers) commencent à sinscrire dans un espace relativement institutionnalisé où se diffusent savoirs et savoir-faire, et où se construisent références et jugements. La Commission européenne ou la DATAR jouent un rôle décisif dans la structuration de cet espace. Cet espace de spécialistes, ainsi que lespace bureaucratique pèsent fortement sur lélaboration des stratégies " territoriales ". Malgré une rhétorique prégnante sur la territorialisation comme cadre partenarial le plus adapté à la fois à lefficacité de laction publique, à lintégration politique et à la participation, il savère que le territoire est objet de définitions différentes. Citant lexemple dun rapport commandé par le ministère de laménagement du territoire pour le développement économique de la Bourgogne du Sud, elle insiste sur le fait que ce rapport, très fortement inscrit dans les priorités étatiques, ne sest jamais vu approprié par les acteurs locaux. Enfin, elle observe la déconnexion relative entre lactivité de policy-making touchant à des objets économiques et la relative faiblesse du débat public local sur les enjeux économiques et, notamment, sur les questions de politique économique locale.
Enfin, à partir dune comparaison franco-britannique des politiques de logement social, Valérie Sala-Pala (doctorante au CRAPE/IEP de Rennes, ATER à lUniversité de Rennes I), dans une intervention intitulée " Recompositions de laction publique et territoire urbain. Le cas de la construction sociopolitique du logement des minorités ethniques à Marseille et Birmingham ", a analysé le traitement urbain du logement des minorités ethniques sous langle de la territorialisation de laction publique. Elle est partie de lidée que les analyses des recompositions territoriales des politics et policies considèrent le plus souvent le territoire comme lieu ou contexte de laction publique territorialisée. Or les nouveaux rapports qui lient action publique et territoire impliquent ce dernier non seulement comme contexte mais également comme objet et enjeu même des politics et policies locaux : la prégnance croissante des logiques de compétitivité territoriale a fait de la construction matérielle et symbolique des territoires un enjeu politique majeur pour les métropoles européennes. La question du logement des minorités ethniques, " silencieusement centrale " dans les politiques urbaines dimage, illustre bien cette double perspective des mutations du territoire à la fois comme lieu et objet de laction publique.
En France, un élément essentiel de la territorialisation du logement des minorités ethniques se joue dans un processus deuphémisation des tensions interethniques dans un contexte où la référence aux catégories universalisantes demeure prégnante, au contraire de la Grande-Bretagne où la conception des relations interethniques est fondée sur la valorisation des différences culturelles.
Après avoir indiqué les contradictions du projet national de logement social en France, défini autour de principes vagues, elle a insisté sur la redéfinition des politiques locales, désormais centrées autour du développement économique et de la nécessité dattirer des investisseurs, ce qui contribue à redéfinir les dynamiques territoriales dans les villes analysées. Selon elle, la localisation des politiques de logement social dépendent fortement de facteurs politiques locaux (et permettent dailleurs une ethnicisation des catégories daction publique qui avaient été évacuée du projet national). " Projet urbain " à Marseille, " renaissance urbaine ", les agendas politiques locaux sont désormais focalisés sur le référentiel dattractivité, ce qui relègue les objectifs de maintien de la cohésion territoriale à un positionnement secondaire dans les priorités locales.
Malgré des points dinflexion différents, les analyses proposées par ces trois textes offrent quatre points de convergence, significatifs des ambivalences de la territorialisation contemporaine de laction publique :
1. Ces présentations nabordent pas les territoires comme des isolats, préservés des influences extérieures, et sont donc marquées par le souci de les replacer dans des configurations plus larges (en rappelant le poids des règles " extérieures " à ces espaces qui pèsent sur les interactions locales et le rôle joué par certaines instances comme la DATAR ou lUE qui essaient de diffuser les bonnes pratiques). Mais, en même temps, ces présentations attirent lattention sur lexistence de dynamiques endogènes aux territoires. Anne-France Taiclet montre par exemple comment un projet (rapport Bidegain) tombe dans les oubliettes, faute davoir été approprié par les acteurs locaux (économiques et politiques).
2. Ces communications mettent également laccent sur le caractère multi-acteurs, voire multi-niveaux, de laction publique territorialisée. Ouverture des procédures de développement territorial aux représentants socioprofessionnels et création de scènes daction où se rencontrent des intérêts hétérogènes en sont des caractéristiques récurrentes. Ces textes montrent le caractère ambigu de ces politiques partenariales, parce que " le partenariat " est à la fois une norme juridique (une orientation définie dans des textes), une réalité socio-politique (constat analytique du chercheur) et un discours de légitimation (autour de la démocratisation de laction publique et de la participation territorialisée).
3. En analysant ces politiques territorialisées, les textes montrent aussi que les territoires sont définis par des frontières qui séparent, qui incluent et qui excluent. Et que ces délimitations sont le fait des acteurs politiques. Lexemple le plus prosaïque étant la question de la délimitation des zones. Même pour les pays, des frontières sont fixées a priori, soit au nom de la compétition politique, soit au nom de la pertinence experte, aux dépens de territoires définis en fonction des enjeux. Mais en même temps, les textes laissent apparaître lexistence de territoires interstitiels, c'est-à-dire des zones " en creux ", situés entre deux territoires, à linstar de La Belle de mai à Marseille, ainsi que lindique Valérie Sala-Pala. Ces présentations laissent également apparaître des territoires qui se recoupent et senchevêtrent, dont les pays interdépartementaux paradoxalement suscités par des présidents de Conseils généraux sont un exemple parlant.
4. Enfin, ces trois textes tentent dévaluer le rôle joué par les élus locaux dans la mise en uvre des politiques locales. Il en ressort que les acteurs politiques locaux jouent un rôle essentiel, en sinscrivant sur un triple registre : pouvoir de production sociale, c'est-à-dire capacité à générer des entités administratives établissements publics -, à initier des projets urbains ; pouvoir de contrôle social (c'est-à-dire la capacité à empêcher), c'est-à-dire capacité à empêcher la dynamisation des concurrents ; capacité discursive à dire le réel et à le mettre en sens. Mais, à des degrés divers, chacun de ces textes laisse planer lexistence de contrepouvoirs ou de centres dinitiatives potentiellement concurrents. Anne-Cécile Douillet insiste par exemple à la fin de son texte sur le rôle joué par les instances consulaires ou par certaines entreprises qui se saisissent de la question du territoire.
3. Discussion
Après être revenu sur les intérêts des présentations, le discutant, Alain Faure (absent, il avait fait parvenir un texte aux animateurs de latelier) a fait part de ses interrogations sur les conclusions des différents papiers. Selon lui, on sent comme une déception au terme de lanalyse : létude de larticulation opérée à léchelon territorial entre policies et politics permet certes dobserver la remise en cause de certaines équations politiques traditionnelles, mais elle ne produit pas la modernité attendue. Daprès les termes de la présentation de latelier, une attention particulière devait être portée à " lefficacité régulatrice du territoire ". Or létude de larticulation entre les enjeux de représentation territoriale et de gestion territorialisée ne permet pas de porter un jugement encourageant dans ce domaine. Laction publique locale apparaît chaotique à force de fragmentation, baroque à force de rhétorique. Ouvrant le débat, il se demande comment il se fait que, de façon plus ou moins consciente, les analyses sur la territorialisation du politique ont tendance à privilégier une grille de lecture assez normative ? Anne-Cécile Douillet sindigne sur lexistence de frontières communales et cantonales qui brident la portée innovante des politiques de " pays ". Valérie Sala Pala constate sans entrain et abruptement que décidément, sur les questions de logement social en milieu urbain, " laffichage symbolique lemporte globalement sur les actions concrètes ". Ces diagnostics méritent des développements !
En sarrêtant sur ces constats, les analyses sarrêtent aussi aux frontières dune certaine idée de lintérêt général et de lagir politique raisonnée, idée abondamment véhiculée par les observateurs et par certains profils dacteurs (les agents de développement, les hauts-fonctionnaires, les leaders communautaires ). Comment expliquer et comprendre les autres visions du monde qui émergent des politiques publiques locales, celles plus territoriales des leaders politiques intercommunaux, des acteurs privés, de certains experts en développement ? Ce sont alors dautres priorités qui sont plaidées, tels lidentité, le rayonnement ou la proximité. Derrière les rhétoriques, il y a aussi une mise en scène de prises de position qui nous informent sur des limites spatiales intrinsèquement arbitraires (les frontières nationales en étaient auparavant un bel exemple) et sur des rapports de domination profondément inégalitaires.
Pour terminer, sappuyant sur les résultats dun ouvrage récent sur les agglomérations dirigé par F. Baraize et E. Négrier, A. Faure rappelle que la territorialisation entraîne des agencements inédits entre les prescriptions, les contraintes et les opportunités de laction politique. Si les agglomérations et les pays sont en passe de devenir dauthentiques territoires politiques (à la fois dans la représentation et dans laction), nest-ce pas précisément en raison de leur capacité à orienter ces agencements loin des critères classiques du management public ?