TABLE RONDE N° 3 : " Pour une science politique de l’administration : retour vers le futur "

Responsables : Françoise DREYFUS et Jean-Michel EYMERI

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Synthèse générale des travaux de la Table Ronde
par Jean-Michel EYMERI, Université Paris I — CACSP, Département de science politique de la Sorbonne, 14, rue Cujas, F-75231 Paris Cedex 05
eymeri@univ-paris1.fr

Chers collègues, Chers amis,

Il m’échoit la lourde tâche du co-rapporteur général, celle de vous faire son rapport général. Le grand Balzac, dans sa Physiologie des employés de bureau, avait écrit à propos des rapports administratifs : " Un rapport est parfois un apport et toujours un report ". Pauvre de moi : je ne peux pas prétendre faire un apport à la discussion, puisqu’à ce stade tout a déjà été dit, et bien dit, par les uns et les autres ; mais je ne peux pas non plus me défiler par un report des conclusions, puisque nous nous séparons dans quelques instants.

Me voilà donc dans l’obligation d’ajouter encore des mots sur des mots. Or il est tard, et vous êtes fatigués. Je vais donc tâcher de ne pas parler pour ne rien dire, et de parler bref.

Tout d’abord, un constat : Nos nous sommes beaucoup baladés durant ces deux jours, et j’espère que vous ne vous êtes pas ennuyés. Moi pas, en tout cas, et c’est une litote, un understatement. Depuis les hauts dirigenti contribuant à la construction des institutions italiennes à la charnière du XIX et du XXème siècle jusqu’au désarroi des guichetiers des Caisses d’allocation familiale et d’assurance-maladie administrant la misère au seuil de notre XXIème siècle en passant par les moines-soldats du Budget, les civils servants du pays de Galles, les " élites du Welfare " français ou les ambassadeurs réunis au COREPER II dans l’immeuble du Conseil à Bruxelles pour gérer la PESC, nous avons en effet convoqués à nos débats bien des figures différenciées du fonctionnaire et donné à voir bien des formes de l’action publique et des interactions gouvernantes de nos sociétés européennes.

Un esprit chagrin ou malintentionné pourrait y voir une collection d’objets et de terrains hétéroclites traités selon des cadres d’analyse hétérogènes. Parce que je ne suis ni chagrin ni malin, j’y vois pour ma part une formidable richesse et une preuve de la grande vitalité de ce domaine de recherches, de ce sous-champ disciplinaire à la dénomination flottante dont nous sommes plusieurs à souhaiter ici qu’on l’appelle bientôt science ou sociologie politique de l’administration. Et ce en prenant le mot " administration " dans sa polysémie, comme désignant tout à la fois des institutions publiques, des agents publics qui les peuplent et de l’action publique qu’elles et ils concourent à produire avec d’autres. Grâce à la richesse des travaux que vous nous avez fait l’amitié de produire pour notre rencontre, et qui se trouvent diffusés en ligne sur le site du Congrès, on peut espérer que cette Table-Ronde aura contribué à montrer et démontrer à la communauté politiste l’intérêt d’un tel " retour " vers l’étude des institutions et dynamiques administratives, qui loin d’être un " vieil objet " est un objet de l’avenir comme elle l’est du passé (" retour vers le futur ", donc), autrement dit un objet constant et central de recherche pour qui veut comprendre et expliquer la gouverne de nos sociétés.

Après cet " overall statement ", je ne vais pas me lancer dans l’exercice convenu de prétendre résumer ces deux jours de travaux en dix minutes avec pour principal objectif de passer les 19 intervenants en revue en disant un mot gentil sur chacun. Je vous en fais grâce. Je vais plutôt insister sur quatre ou cinq lignes de force qui m’ont marqué à la lecture exhaustive et minutieuse de tous les papiers et qui se sont affirmées dans nos débats.

Première point : parce que les hauts fonctionnaires sont ex officio des partenaires obligés de la plupart des interactions gouvernantes, il n’est pas inutile pour comprendre et expliquer leurs comportements dans lesdites interactions d’étudier la sociologie de ces hauts fonctionnaires, tant en termes d’origines (sociales, géographiques, d’études) et de socialisation initiale qu’en termes de socialisation continue par les métiers et les rôles successivement exercés. Plusieurs contributions, et pas seulement la mienne, ont en particulier montré la fécondité d’une étude des trajectoires professionnelles, des carrières et du statut des hauts fonctionnaires pour éclairer tout aussi bien la place des institutions publiques dans la société que les styles différents de réforme administrative d’un pays à l’autre.

Deuxième point, lié au premier : la notion de cultures administratives, au pluriel bien sûr et non au singulier, apparaît discrètement dans plusieurs papiers comme un outil heuristique pouvant aider à rendre raison des logiques ordinaires d’action de certains groupes de fonctionnaires et de certaines " maisons " administratives partiellement homogénéisés par une commune socialisation-resocialisation permanente. Et quand je dis " logiques ordinaires d’action " je désigne autant le registre concret-réel des pratiques, des manières de faire et des routines que le registre des représentations et des valeurs sur lequel se focalise peut-être à l’excès l’approche cognitive des politiques publiques.

Troisième point : il ressort de plusieurs papiers que ces lignes ordinaires d’action s’objectivent dans certains cas en de véritables " politiques bureaucratiques " au sens d’Allison et Halperin, souvent concurrentes entre elles, et qu’on nous a montrées à l’œuvre aussi bien dans l’invention de la PESC ou de l’affirmative action, que dans le pilotage de la politique budgétaire et de politiques de réforme administrative où les hauts fonctionnaires ont parfois " la tentation de l’architecte ".

Toutefois, quatrième point, il se dégage de nos travaux le constat que l’opposition entre ce qui serait d’un côté la logique du politique et ce qui serait de l’autre la logique des services administratifs, distinction qui a une forte réalité sociale et que les acteurs s’emploient souvent à entretenir, ne rend compte que d’une partie ou de certaines des interactions entre les gouvernants et les hauts fonctionnaires. Plusieurs recherches de terrain ici présentées, et d’autres ailleurs, montrent que la réalité des interactions gouvernantes est souvent faite d’une complexe conjonction des logiques politiques avec les logiques administratives, sur une base sectorielle comme sur une base territoriale. Bien souvent, au niveau national, le ministre et les services des divers ministères en concurrence dans l’interministérialité perdent ou gagnent ensemble les arbitrages. De même, l’étude des pouvoirs locaux ou régionaux français, gallois et allemands nous montre la soudure fonctionnelle de l’activité et des objectifs des élus politiques et des hauts fonctionnaires de chaque collectivité publique. Le cas de la " Team Wales " est topique à cet égard. Plusieurs papiers et interventions ont même souligné la tendance observée dans maints pays et à divers niveaux de gouvernement à une " politisation fonctionnelle " croissante de l’activité quotidienne des hauts fonctionnaires, de plus en plus appelés à être des " policy-makers " qui intègrent la dimension et les finalités politiques à leur action. La vogue d’un New Public Management qui, inspirateur des politiques de réforme administrative, a mis en demeure les hauts fonctionnaires d’adopter un comportement " proactive " centré non plus sur les obligations de moyen mais sur des obligations de résultats n’y est pas pour rien non plus. En revanche, une structure de clivage qui semble perdurer au concret est celle qui distingue l’univers des policy-makers politico-administratifs supérieurs et l’univers des metteurs en œuvre de terrain, ces fonctionnaires de base rivés aux guichets des administrations, sur lesquels les mots d’ordre des politiques de réforme administrative tombent de très haut et font peser une fantastique pression.

Cinquième et dernier point : il a trait à la question du pouvoir ou de l’influence des hauts fonctionnaires et à la place qui lui est faite dans les analyses en termes de gouvernance et de réseaux de politiques. Les désaccords sur ce thème sont réels, mais ne sont guère apparus au sein de la Table Ronde. Tout au contraire, et sans sombrer dans l’œcuménisme, il apparaît que les idées mentionnées aux détours de certains papiers présentés ici et plus clairement exprimées au cours des débats oraux peuvent permettre de dépasser les oppositions scholastiques. Certes, il semble qu’aucun politiste sérieux ne conteste sérieusement que les modes d’exercice du pouvoir dans nos sociétés sur-développées se sont profondément transformés au cours des dernières décennies dans un sens moins unilatéral ou " top-down " et plus interactionnel, avec multiplication du nombre de partenaires impliqués dans le " co-steering " et la " co-guidance " des divers secteurs. Si c’est là tout ce que désigne la notion de gouvernance, tout le monde devrait pouvoir s’accorder à son propos. Toutefois, l’on sait bien que chez nombre de ses tenants, la théorie de la gouvernance est allée plus loin, mettant presque un point d’honneur à affirmer que les dirigeants politiques comme les hauts fonctionnaires ne sont plus que des " partenaires comme les autres " des réseaux et communautés de politique. Et c’est à ce point bien évidemment que se situe le désaccord de plusieurs spécialistes de l’administration, dont les observations de terrain infirment cette idée et qui sont amenés à rappeler que certains interactants sont " plus égaux que d’autres " et que les hauts fonctionnaires ont encore un pouvoir important dans l’action publique. Or, quand on essaie, comme Pierre Mathiot l’a fait ici, comme d’autres le font ailleurs, de dire en quoi résident, pour le dire avec Weber, les " chances de puissance " particulières des hauts fonctionnaires, on tourne autour du constat qu’ils sont les partenaires les plus stables du jeu, qu’ils sont présents à toutes ses étapes, qu’ils en connaissent parfaitement les règles voire sont juges du droit à participer des autres et j’ajoute - pardon de citer mes propres travaux - qu’ils " tiennent le stylo " et sont les metteurs en forme ultimes des compromis et décisions négociées. Au total, les hauts fonctionnaires ont le cadre institutionnel et le temps avec eux. De tels constats de recherche empiriques sont-ils incompatibles avec une analyse en termes de gouvernance qui serait débarrassée de son " humeur anti-étatique " ? Je ne le crois pas. Et j’en veux pour preuve les papiers et les propos de Walter Kickert et de Jon Pierre, et plus largement les ouvrages tout récents consacrés à la gouvernance que ce dernier a édités avec Guy Peters, où est longuement développée l’idée que plus la gouvernance contemporaine devient fluide et informelle, avec un nombre grandissant de partenaires qui vont et viennent sur une base ad hoc, plus les institutions administratives, en raison de la continuité de leur présence dans ces jeux, sont susceptibles d’avoir une position de pouvoir forte. Cette convergence semble particulièrement encourageante pour l’avenir des recherches sur l’action publique et les acteurs publics .

Si simplement nous nous séparons au terme de ces deux jours en nous accordant sur le constat que les profondes transformations contemporaines des procès de gouvernement ou des styles de gouvernement de nos sociétés que désigne la notion de gouvernance ne signifient pas la disparition du rôle spécifique des hauts fonctionnaires, et au-delà on ne sait quelle " mort de l’Etat " et des institutions politico-administratives ou " fin du politique ", je crois que nous n’aurons pas totalement perdu notre temps ensemble.

Telles sont les quelques lignes de force et pistes de réflexion conclusives que j’ai cru pouvoir dégager de la richesse de nos travaux et de nos débats.

Pour finir, il me reste, et Françoise s’associe bien sûr à moi ici, à vous dire :

1. le grand plaisir que nous avons eu à organiser cette rencontre avec vous et à vous faire travailler à cette fin ;

2. Un grand, un très grand merci à tous et à chacun pour la qualité du travail accompli et la cordialité de nos échanges tant avant que pendant le Congrès.