La restructuration stratégique des firmes multinationales prend diverses formes de nos jours : concentration géographique sur les pays et les agglomérations économiquement les plus importants et "abandon" d'une partie du Tiers Monde (notamment l'Afrique), mise en place de stratégies globales et flexibles, fusions et acquisitions transnationales pour devenir des word companies, alliances stratégiques entre sociétés mères, coopération dans la Recherche-Développement, etc. Nous présenterons ici deux de ces formes, les plus marquantes, mais également les plus à même d'amenuiser les pouvoirs des États et leur capacité d'influencer les stratégies des multinationales, et parfois même à affaiblir leur possibilité de mener une politique économique un tant soit peu volontariste. Cette restructuration stratégique a aussi plusieurs incidences sur la mondialisation dont nous retracerons brièvement quelques aspects.
1 Stratégies globales et localisation flexible
Depuis une quinzaine d'années, un nombre, certes encore limité, mais croissant, de firmes multinationales (FMN) adoptent une stratégie dite "globale" [1]. S'appuyant sur les nouvelles technologies de production, d'information et de communication d'une part, et bénéficiant de la tendance à la déréglementation et des politiques d'attractivité de plus en plus accueillantes des pays hôtes, cette stratégie permet aux FMN de s'affranchir assez largement des contraintes territoriales et étatiques qui s'imposaient naguère à elles [2]. Ceci est encore plus évident pour les FMN opérant dans le secteur des services (secteur de prédilection des FMN où se concentrent plus de 60% de leurs investissements directs étrangers - IDE - aujourd'hui). Il en résulte une grande flexibilité de localisation des filiales des FMN dans le monde, du moins dans les pays et agglomérations développés [7], et une capacité forte à se délocaliser / relocaliser selon les circonstances et les critères de profitabilité des activités et des localisations. La stratégie globale induit une sorte de restructuration sectorielle et géographique permanente.
2 Fusions et acquisitions transnationales
De 1994 à 2000, une vague extrêmement puissante de fusions et acquisitions transnationales a parcouru l'économie mondiale (beaucoup plus forte que la vague des années quatre-vingts). On dénomme ainsi la réunion de deux firmes de pays d'origines différentes (qui sont en général déjà des FMN) ou le rachat de l'une par l'autre [6]. Par exemple, en 1999, on a observé 6300 opérations de fusions et acquisitions transnationales, transférant la propriété sur 720 milliards de dollars d'actifs, dont 109 opérations géantes (de plus de 1 milliard de dollars). L'un des motifs de ces opérations, celui présenté aux actionnaires, est d'augmenter la shareholder value et d'atteindre un taux de profitabilité de 15%. En fait, d'autres motivations peuvent être trouvées derrière cette stratégie-là de restructuration transnationale, souvent mondiale : atteindre la taille d'une world company, pénétrer des marché pertinents, réduire les coûts, se recentrer sur le métier de base, réaliser des économies d'échelle, éliminer des surcapacités de production, parfois simplement assouvir le désir de pouvoir et de prestige de quelque dirigeant. Cependant, un bon tiers de ces restructurations de la propriété des FMN échoue. Quand elles réussissent, elles permettent même sans stratégie globale et flexible à une FMN d'être immédiatement présente dans un nombre sensiblement accru de pays d'implantation (c'est même l'un des objectifs de ces opérations). On constate par conséquent que, là où la stratégie globale recherche la flexibilité de localisation, la stratégie de fusion-acquisition vise plutôt l'ubiquité des localisations. Bien entendu, les deux stratégies ne sont pas mutuellement incompatibles ; seules quelques grandes FMN parviennent aujourd'hui à jouer sur les deux tableaux.
3 Les atteintes aux pouvoirs économiques des États
En s'émancipant des territoires nationaux par la flexibilité de localisation et/ou la capacité d'entrer sur de nouveaux marchés par la voie d'acquisitions et de fusions transnationales, les FMN acquièrent une autonomie croissante à légard des politiques et des régulations économiques des États. Ces derniers participent d'ailleurs à une sorte d'auto-mutilation de leurs pouvoirs économiques envers des FMN en se livrant à une concurrence, et même à une surenchère, pour attirer celles-ci sur leur territoire [4]. Non seulement les États se font concurrence pour des parts de marché [10], mais pour des parts du marché mondial des IDE. Plus les FMN flexibilisent leurs stratégies et plus les États sont amenés à faire des efforts (sous le nom de politiques d'attractivité "amicales" - friendly), c'est-à-dire à abandonner toute forme de restriction à la pénétration de leur territoire et des activités économiques qui y sont situées et à offrir les conditions les plus libérales (et même des financements) d'entrée aux FMN [8]. Il en résulte ainsi une mondialisation des politiques d'attractivité allant dans le sens du "mieux disant libéral" en matière d'environnement économique et social local proposé aux FMN susceptibles d'y investir. À la limite, certaines politiques macroéconomiques de l'État peuvent en être affectées [3] : stabilisation rapide ("thérapie de choc"), dérégulation, déréglementation, etc. L'extrême en la matière est tout simplement l'abandon par l'État de certaines de ses fonctions économiques aux FMN elles-mêmes, annoncé depuis longtemps [9], ou au moins un partage de ces fonctions étatiques avec les FMN [10] .
4 L'impact de la restructuration des multinationales sur la mondialisation
(Ce dernier thème est à considérer à la fois comme une sorte de conclusion et une introduction aux contributions de M. Rainelli, P.N.Giraud et A. Cartapanis).
La restructuration stratégique des FMN (globale et par fusion) a évidemment un impact économique non négligeable sur le cours de la mondialisation. En 2000, la valeur du stock d'IDE dans le monde représente 20% du PIB mondial et 98% de la valeur du commerce mondial, la valeur du flux annuel d'IDE dans le monde sélève à 20% de la formation de capital brute mondial (de tout l'investissement réalisé dans le monde) et 18% de la valeur des exportations mondiales. Les stratégies des FMN ont ainsi d'importants effets sur le commerce, la production, l'investissement et le développement économique (du moins là où elles se localisent). On esquissera donc brièvement, en conclusion, leur impact sur :
- le commerce international et régional (dans les zones d'intégration régionale),
- le développement inégal, les FMN s'agglomérant dans les zones les plus développées du monde et délaissant les plus déshéritées, participant ainsi à l'écart de développement croissant entre les unes et les autres [5],
- la finance internationale : la trésorerie cumulée de toutes les FMN représente un multiple des réserves de change mondiales ; son déplacement d'une devise ou d'une qualité de titres vers une autre est de nature à provoquer des mouvements de change ou des crises financières. Certes, les FMN ne sont, par nature, ni les principaux spéculateurs, ni les principaux déstabilisateurs du système monétaire international, mais elles utilisent les libertés qu'offre ce dernier pour valoriser au mieux leurs trésoreries et se couvrir contre les riques financiers.
Références
[1] Andreff W., Les Multinationales globales, La Découverte, Paris 1996.
[2] Andreff W., "La déterritorialisation des multinationales: firmes globales et firmes-réseaux", in : B. Badie, M.-C. Smouts, (Éds.), L'International sans territoire, Cultures & Conflits, L'Harmattan, Paris 1996.
[3] Andreff W., "L'élargissement de l'Union Européenne: investissements directs étrangers et convergence économique", in : C. C. Popeti, éd., Paradigma Europeana. Provocarile constructiei europene, Editura Eurobit, Timisoara 1999.
[4] Andreff W., "Peut-on empêcher la surenchère des politiques d'attractivité à l'égard des multinationales?", in : A. Bouèt, J. Le Cacheux, éds., Globalisation et politiques économiques. Les marges de manoeuvre, Economica, Paris 1999.
[5] Andreff W., "L'investissement direct étranger dans le développement inégal des pays en transition", Nouveaux Cahiers de l'IUED, n°12, 2001.
[6] Andreff W., "Les fusions géantes se sont multipliées, mais peu de multiantionales sont véritablement globales", in : Le Nouvel État du Monde, 2e éd., La Découverte-Syros, Paris 2002 (à paraître).
[7] Ferrer C., Stratégies de localisation et concentrations spatiales: une application aux investissements directs étrangers en Europe, thèse de doctorat, Université de Paris 1, 1998.
[8] Michalet C.-A., La Séduction des Nations ou Comment attirer les investissements, Economica, Paris 1999.
[9] Murray R., "The internationalization of capital and the nation State", in : J.H. Dunning, (ed.), The Multinational Enterprise, Allen & Unwin 1971.
[10] Strange S., The Retreat of the States. The Diffusion of Power in the World Economy, 2nd ed., Cambridge University Press, Cambridge 1997.