Une mondialisation du sans-frontiérisme humanitaire ?

Johanna Siméant

Professeur de Science Politique Université de Lille II, CRAPS (CNRS)

 

L'évolution des organisations non gouvernementales françaises au cours des années quatre-vingt-dix a été marquée par le développement des sections nationales (MDM Espagne ou États-Unis par exemple) et internationales (MDM international, MSF international) d'organisations non gouvernementales précédemment identifiées à la France. Ce phénomène est aussi croissant qu’ignoré (peu de gens par exemple se souviennent que le prix Nobel de la paix fut en fait attribué, du point de vue juridique, à MSF-International et non à MSF-France).

À l'origine initié par d'anciens volontaires d’ONG revenus au pays et désireux de propager le message et la notoriété d'organisations auxquelles ils avaient appartenu, ce phénomène est apparu de façon croissante comme une stratégie des "maisons mères", encouragée par certains bailleurs de fonds. Celle-ci a deux objets :

Sous cet aspect, la stratégie d'internationalisation de ces ONG s'est à la fois traduite par la création de sections étrangères (MSF Luxembourg, MSF Belgique, MSF Suisse, MDM Espagne, Doctors of the World aux États-Unis, Action Contra la Hambre en Espagne, Handicap International Belgique...) habilitées à mener des missions en leur nom propre et à collecter des fonds (bien qu'elles bénéficient encore largement pour certaines du soutien financier de sections plus anciennes), et de bureaux de représentation uniquement destinés à promouvoir l’image de l'association et à collecter des fonds.

La dernière étape de ce passage à l'international des organisations non gouvernementales est la création de " sections internationales " (MSF international, MDM international...), instances de coordination destinées à harmoniser l'action et le discours de sections nationales largement empreintes de certains particularismes nationaux.

Mais il serait naïf de croire que ce processus se passe sans heurts (le propos de la communication étant d’ailleurs de revenir sur certains des conflits qui ont opposé des sections entre elles). On peut y voir à la fois des raisons juridiques et sociales. Juridiques dans la mesure où ces sections internationales ne peuvent pas ne pas dépendre du droit d’un pays, qui se trouve en général être celui de la "section mère" de l’ONG, ici des sections françaises. La localisation de ces sections internationales permet souvent d'en juger (ainsi MDM International est basée dans les locaux de MDM France). De plus, le principal outil juridique qui régule les liens entre ces ONG reste, en dernière instance, le droit commercial, au travers du contrôle de la marque déposée… là encore par la maison-mère le plus souvent. Nous disposons d’un bon exemple avec la façon dont MDM menaça sa section polonaise de "lui retirer la marque Médecins du Monde" si celle-ci ne modifiait pas sa position sur la contraception et la prévention du sida. En dehors de ces aspects juridiques, il est clair que chaque section est plus ou moins marquée par des conceptions nationales relatives aux conflits et aux formes légitimes et prioritaires de l'aide. Ainsi, MSF France a eu récemment l'occasion de sanctionner MSF Grèce, qui s'était distinguée par un soutien prioritaire aux victimes serbes des forces de l'OTAN au début de l’année 1999.

La question du lien et de l’harmonisation entre les différentes sections apparaît pourtant cruciale. Ces ONG se voient contraintes de parler d'une seule voix, ne serait-ce qu'en raison de contraintes de sécurité et de crédibilité sur le terrain. Il est en effet fréquent que des sections différentes d’une même ONG soit présentes dans un même pays : ainsi MDM France et MDM Espagne sont toutes deux présentes au Mali. De même, MSF international cordonnait trois sections différentes de MSF au Liberia... Mais les acteurs locaux ne perçoivent pas toujours les subtilités qui distinguent ces sections, et sont souvent portés à imputer et à reprocher à l’une les actes et les prises de position de l'autre. Les affrontements entre sections peuvent d'ailleurs mettre gravement en danger la vie des expatriés, comme en témoigna la prise de position de MSF France pendant le conflit rwandais, intervention qui fut vécue comme une grave mise en danger par les représentants de la section luxembourgeoise de MSF présente sur le terrain. Enfin, l'internationalisation et les difficultés de contrôle de la loyauté entre sections se traduit de façon particulièrement aiguë, dès lors qu’est mise en jeu la nécessaire indépendance de ces organisations à l'égard des bailleurs de fonds publics : certaines sections sont considérées comme plus perméables aux pressions des bailleurs de fonds institutionnels (ce n'est pas un hasard si les sections belges de MDM et de MSF apparaissent plus sensibles à l'influence de la Commission européenne que les sections françaises !).

Le succès international de ces ONG à l’origine françaises, doublé d'une quête de financements diversifiés vécus comme gages d’indépendance mais aussi de masse critique, associé à la volonté d’apparaître comme des acteurs jouant à l’échelle mondiale, a par conséquent pu encourager un processus qui pose des problèmes inédits de coordination et de contrôle. Ne pas sembler exagérément dépendant d’un état, d’une politique étrangère en particulier, encourage un processus de démultiplication des niveaux d’intervention qui exige une cohérence accrue entre les sections et entre les sièges et le terrain, le tout à partir d’outils parfois très fragiles.

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