Atelier 20

Penser l’articulation entre l’analyse des politiques publiques et la sociologie de l’action collective
Linking public policy analysis with social movement theory : the logic of contentious policies

Responsables scientifiques :
Claire Dupuy (Cevipof / Sciences Po — Université de Milan Bicocca)
claire.dupuy@gmail.com
Charlotte Halpern (Maison française d’Oxford) charlotte.halpern@sciences-po.org

 

Résumés / Abstracts

DUPUY Claire (Cevipof / Sciences Po — Université de Milan Bicocca) et HALPERN Charlotte (Maison française d’Oxford / FNSP - PACTE)

Articuler l'analyse des politiques publiques et la sociologie de l'action collective.

On constate un intérêt croissant, partagé par certains travaux de la sociologie de l’action collective et de l’analyse des politiques, pour ce qui se passe " de l’autre côté " des frontières attribuées à chacune de ces deux sous-disciplines, du côté de l’Etat, et des acteurs publics plus généralement, pour la première, et celui des mobilisations sociales pour la seconde. Chacune d’entre elles a développé des outils permettant de penser les modes de régulation des sociétés contemporaines (sociologie de l’action publique) et les dynamiques de conflits et de blocages résultant de la mobilisation d’acteurs sociaux (sociologie de l’action collective). Or la logique de l’interaction entre ces deux dimensions demande à être explorée davantage. La multiplication des acteurs publics locaux, la différenciation croissante des logiques administratives en fonction des secteurs d’action publique, et l’introduction d’acteurs privés dans les processus de décision sont quelques uns des éléments qui conduisent à plaider pour une révision des outils analytiques utilisés pour rendre compte des relations entre les mobilisations et les acteurs publics.
Dans cette communication, nous proposons de repartir de l'opposition entre insiders et outsiders pour explorer deux types de questionnements. D'une part, la question de l'identification des mécanismes permettant d'expliquer le passage du statut d'outsider à celui d'insider, en tenant compte notamment des variations observées entre types de politiques publiques. D’autre part, celle de la dimension temporelle nécessaire pour appréhender les effets de ce changement sur les formes de production de l'action publique. Cette communication a pour objet d'alimenter la réflexion collective sur l'articulation entre l'analyse des politiques publiques et la sociologie de l'action collective. Elle sera illustrée par des exemples issus de nos propres travaux de recherche, sur les politiques de transport et de décentralisation.

Linking public policy analysis with social movement theory: the logic of contentious policies.

The purpose of this communication is to explore the links between public policy analysis and social movement theory. Recent publications in both disciplines have shown a growing interest for one another and provided some suggestions in order to bypass their respective limits. In fact, the increasing role of private actors in public decision-making processes, the growing number of local public actors and diverging regulation mechanisms across sectors have urged for a thorough examination of evolving relations between state-actors and social groups during policy-making processes. In this communication, we question the traditional opposition between insiders and outsiders in order to focus more precisely on two different issues. Firstly, the identification of the mechanisms, through which a policy outsider becomes an insider, and the identification of variations among policy types. Secondly, the question of the time-scale needed in order to analyse this evolution's effects on the production and the legitimation of public action. This communication aims at exploring some ways to link public policy analysis with social movement theory in order to introduce the debate among the workshop's participants. Some empirical evidence out of our own research on transport and decentralisation policies will illustrate these assumptions.


BOUSSAGUET Laurie (Sciences Po - Cevipof)

La parole profane sur la pédophilie : entre société civile et pouvoirs publics

Le thème des violences sexuelles sur mineurs émerge dans les années 90 à la faveur de la mobilisation de nouveaux acteurs que l’on pourrait appeler des profanes : les victimes et leurs familles d’une part et les citoyens dans leur ensemble d’autre part. Plus précisément, trois modalités d’intervention sur la scène publiques sont envisageables : une prise de parole bruyante où les profanes utilisent la rue pour se faire entendre ; une prise de parole concertée avec les experts où des liens sont établis avec les professionnels du domaine concerné et où les ressources scientifiques servent d’appui pour influencer les pouvoirs publics (lobbying) ; et une prise de parole sollicitée par les pouvoirs publics eux-mêmes, à travers des consultations informelles ou des commissions plus institutionnalisées. L’objectif de cette communication est de chercher à rendre compte analytiquement de cette prise de parole qui émerge de la société civile et influe sur le processus de décision publique en matière de prise en charge de la pédophilie. Dans cette optique, nous proposons d’enrichir le modèle des " forums de politique publique " initié par Bruno Jobert, en y adjoignant une cinquième catégorie (les 4 premières étant le forum scientifique des spécialistes, le forum de la communication politique, le forum des professionnels et le forum des communautés de politiques publiques), qui serait le " forum de la société civile ". Ainsi, en faisant un pont entre analyse des politiques publiques et sociologie politique, en intégrant des mécanismes traditionnellement étudiés dans d’autres disciplines (sociologie de l’action collective notamment), nous serons en mesure de mieux comprendre le travail politique opéré par les acteurs de la société civile qui prennent en charge la question des abus sexuels à l’égard des mineurs.

The issue of child sexual violence has emerged during the 1990’s thanks to the mobilization of a new category of actors, lay people, such as the victims of sexual abuse and their families or ordinary citizens. More precisely, three kinds of intervention on the public scene can be considered: a "vocal" intervention where lay people protest in order to be listened to; a concerted intervention with experts where lay people use scientific resources to influence the decision-making process; and an intervention at the request of public authorities, through informal consultations or more institutionalized committees. The aim of this communication is to analyse the various patterns of emergence of lay people and their influence over the decision-making process in the struggle against paedophilia. To this end, we plan to adapt the model of "forum de politiques publiques", conceived by Bruno Jobert. Indeed, to the four kinds of fora identified by Jobert (the scientific forum; the political communication forum; the forum of professionals; and the policy communities forum), we would propose to add a new category, the "civil society forum". Thus, by bridging the gap between public policy analysis and political sociology, we will be able to better understand the political work accomplished by the civil society actors who mobilize around the issue of child sexual abuse.


BRUZZONE Silvia (CURAPP - CNRS) et LE BOURHIS Jean Pierre (CURAPP-CNRS)

De l’expertise comme mode d’articulation entre l’Etat et les mouvements sociaux. Etude de deux réseaux d’acteurs autour de la gestion de l’espace en France et en Italie (1975-2005)

Depuis plus d’une décennie, travaux théoriques et empiriques sur l’action publique s’efforcent de remettre en cause un modèle explicatif majoritairement stato-centré, accordant peu d’attention aux acteurs non-publics et à leur rôle. En France, le refus de cette exclusion a conduit à privilégier dans l’analyse des politiques publiques territoriales une " sociologie de l’action publique " incluant une réflexion sur l’action collective. La littérature anglo-saxonne, partant quant à elle d’une critique des approches top-down, a proposé différents types de modélisation des liens entre acteurs publics et société civile (policy networks, policy communities, advocacy coalitions).
La communication s’inscrit dans ce courant de réflexion et propose une approche en termes de réseaux, fondée sur une définition opératoire de ce concept prenant en compte les débats récents. Elle met de façon originale l’accent sur les activités d’expertise à l’intérieur de ces réseaux, en montrant que celles-ci jouent un rôle de structuration et d’institutionnalisation des relations entre acteurs publics et non-publics. La communication s’appuie sur le terrain d’enquête privilégié qu’offre le processus d’écologisation des politiques de gestion de l’espace, observable depuis trois décennies en Europe (1975-2005) ; celui-ci est suivi au travers de deux études de cas : l’aménagement d’un territoire périurbain en Italie (un " parc urbain " autour de Milan), en tant que résultat de l’évolution d’un réseau d’expertise liant la municipalité et une association locale ; l’instauration d’un système de gestion de rivière en France, comme produit de la recomposition de réseaux d’acteurs locaux (bureaucraties locales d’Etat, élus locaux, scientifiques, professionnels et mouvements associatifs)

Expert networks as a mode of coordination between State and social movements. Two case-studies in planning policy (France and Italy, 1975-2005)

For more than a decade, empirical and theoretical studies of public policy have called into question analyses focusing primarily on the role of the state, and have criticized in particular the underestimation of the role of non-governmental actors and their influence on policies. In France, this critique has been accompanied by a turn to the sociology of collective action in the study of public policies. Internationally, various models of the relation between governmental and non-governmental actors (policy netwoks, policy communities, advocacy coalitions) have also been proposed. Our paper follows these orientations and draws on a network analysis framework, taking into account the recent debates on this notion. More particularly, it studies networks based on the production of expertise, assuming that these networks play a pivotal role in the making and the institutionalisation of interplays between state and non-state actors. Empirical evidences is provided using the results of fieldwork in Italy and France. The two case-studies analyse the networks of actors involved in the management of space and their evolution during the last three decades, in parallel with the process of " ecologization " (1975-2005) : firstly, the development of a " green belt " around Milan, through the production of an expert network between the municipality and a local environmental association ; secondly, the invention of a river management system in the South-West of France, in parallel with the reorganisation of local networks of actors (state bureaucrats, local officials, scientists, professionals and NGOs members).


CHABBAL Jeanne (Université Paris-Dauphine — IRISES)

L’intégration du registre de mobilisation " humanitaire " dans le processus de politique publique pénitentiaire

A travers l’exemple de l’intégration du registre " humanitaire " dans le processus de politique publique pénitentiaire, il s’agit de montrer comment des mobilisations sociétales peuvent faire l’objet d’accréditations, de prolongements et de réappropriations par des acteurs publics concurrents dans un contexte de luttes institutionnelles.
En février 2000, des commissions d’enquête parlementaires sur la situation dans les prisons françaises se mettent en place, suite aux mobilisations multisectorielles suscitées par la publication du livre de V. Vasseur, médecin-chef à la maison d’arrêt parisienne de la Santé, qui dresse un constat accablant de la condition pénitentiaire.
Les rapports, qui en sont issus, votés à l’unanimité, vont apporter une caution, sous forme d’expertise institutionnelle, aux mobilisations déjà à l’œuvre. Les parlementaires-enquêteurs vont légitimer le registre de l’indignation humanitaire, déjà déployé, en le reprenant à leur actif et en l’accentuant. Ils entrent alors à leur tour " en mobilisation ", aux côtés et en interaction avec les entrepreneurs de cause initiaux, pour interpeller le Ministère de la Justice sur la nécessaire prise en charge d’un " problème " sur lequel il est urgent de légiférer.
Du côté du Ministère de la Justice, la mise en publicité du problème des prisons permet de légitimer un travail déjà entamé. En octobre 2000, la nouvelle Garde des Sceaux place " les droits des citoyens-détenus " au cœur d’un projet de loi pénitentiaire, reprenant à son tour le registre humanitaire des entrepreneurs de cause, amplifié par les parlementaires.
A partir de ce moment-là, parlementaires et Ministre de la Justice entrent en concurrence pour l’édiction de la future législation. Les parlementaires tentent de s’imposer en tant que " propriétaires " des " problèmes " pénitentiaires en opposant de multiples initiatives à l’avant projet de loi pénitentiaire préparé par la Garde des Sceaux.

Integrating the " humanitarian " mobilization range in the penitentiary public policy process.

Through the example of the "humanitarian" mobilization range’s integration into the penitentiary public policy process, this presentation aims at to show how rival public actors can lend weight to social mobilizations as well as extend or reassimilate them within a context of institutional conflict.
In February 2000, several legislative investigation committees were set up to address the French penitentiary situation. This move was undertaken due to the multisectoral mobilisation that followed the publication of V. Vasseur’s book, in which the head physician of Paris’ Jail "La Santé" gave an appalling account of the penitentiary state.
The unanimously adopted committees’ reports gave credence to the ongoing mobilization and provided them with the guarantee of institutional expertise.
The investigators/members of parliament legitimized the already existing humanitarian indignation range by making it theirs and accentuating it. They hence become mobilized, beside and in interaction with the initial stakeholders, as they called out to the Department of Justice for the "problem" to be dealt with promptly.
From DOJ’s viewpoint, the new publicity of the prisons’ problem legitimates the work already accomplished on that matter. In October 2000, the new Attorney General placed "the rights of the citizens-prisoners" at the heart of a Prisons Bill. She also used the humanitarian range of the initial stakeholders, range further expanded by the members of parliament.
From then on, members of Parliament and Attorney General rivalled for the enactment of the Law to come. The MPs tried to establish themselves as the "owners" of the penitentiary "problems", opposing several initiatives to the Prisons Bill drafted by the Attorney General.


RUMPALA Yannick (Université de Nice - ERMES)

Dans les rhizomes du " développement durable ". De l’utilité d’une appréhension renouvelée du concept de réseau pour articuler les sociologies de l’action publique et de l’action collective

Comment peuvent se faire des convergences vers un but commun dans une société qui paraît fragmentée, c’est-à-dire tiraillée par des forces multiples  et marquée par la multiplication des foyers d’initiatives ? Comment ces convergences peuvent-elles tenir ? C’est typiquement un questionnement qui peut être soulevé pour le " développement durable ", but auquel semble appelé à se rallier l’ensemble de la planète à cause d’une accumulation de périls, écologiques notamment, pouvant aller jusqu’à menacer les conditions de vie collective. De fait, les initiatives institutionnelles et mobilisations visant cet horizon semblent s’être multipliées à tous les niveaux et dans toutes les sphères de la société, au point de faire désormais interagir des acteurs nombreux et variés. Des administrations, des collectivités, des organisations publiques et privées, des groupes militants, se sont de plus en plus souvent positionnés sur le sujet et ont été amenés à produire des propositions d’action.
Pour que l’investissement dans un projet commun ou partagé puisse se faire, il a fallu que se construisent et se déploient ce qu’on peut appeler des espaces de coordination. Comment ? Pour le comprendre, une solution est de passer par l’étude des réseaux embarqués dans l’aventure du " développement durable " et de la façon dont ils s’étendent. C’est ce que cette contribution se propose de faire, mais avec une ambition plus large : essayer de réarticuler les sociologies de l’action publique et de l’action collective en adaptant pour cela la notion de réseau. Cela permettra aussi travailler une hypothèse supplémentaire, de portée plus large : celle d’un devenir rhizomorphe du monde contemporain, autrement dit celle de l’évolution d’un ensemble de plus en plus large de sphères sociales vers la forme du rhizome (pour reprendre le terme proposé par Gilles Deleuze) ou vers des schémas de fonctionnement de ce type.
A partir de ce terrain évolutif que fournissent les différents investissements dans le " développement durable ", cette communication reviendra sur l’importance de la mise au jour des réseaux et de leurs reconfigurations. Il mettra ainsi en évidence comment des initiatives multiples et éparses peuvent soutenir un projet collectif, précisément en lui donnant des bases réticulaires. Il reprendra le cas du " développement durable " pour montrer ce que les conditions d’installation de ce projet globalisant doivent à de telles bases. Il essaiera enfin d’ouvrir et de préciser un cadre de réflexion sur les tendances rhizomatiques qui peuvent être ainsi décelées.

In the rhizomes of "sustainable development"- Usefulness of a renewed apprehension of the concept of network to articulate sociologies of public action and collective action

How can convergences towards a common goal be made in a society which appears to be fragmented, i.e. torn between multiple forces and marked by the multiplication of potential decision-making places? How can these convergences withstand? This is typically a questioning which can be raised for "sustainable development", namely a goal to which the whole humanity seems to be invited to join because of an accumulation of dangers, in particular ecological dangers, even likely to threaten the collective living conditions. In fact, mobilizations and institutional initiatives aiming at this horizon seem to have multiplied on all levels and in all social spheres, to the point where it henceforth makes interact numerous and varied actors. More and more often, administrations, local communities, public and private organizations, militant groups, are positioned on the subject and have been brought to produce proposals for actions.
In order that the investment in a joint or shared project can be done, it was necessary that spaces of coordination could be built and deployed. How? To understand it, a solution is to go through the study of the networks embarked in the adventure of a "sustainable development" and the way they extend. It is what this contribution proposes to do, but with a broader ambition: to try to rearticulate sociologies of public action and of collective action by adapting for that the concept of network. That will also make it possible to work on a further hypothesis, of wider reach: that our contemporary world is becoming rhizomorphic, in other words that an increasingly broader series of social spheres is evolving towards the form of the rhizome (to take again the term suggested by Gilles Deleuze) or towards schemata of this type.
With the evolutionary ground the various investments in "sustainable development" provide, this communication will reconsider the importance of bringing to light the networks and their reconfigurations. It will thus highlight how multiple and scattered initiatives can support a collective project, precisely by giving to it reticular bases. It will take the case of "sustainable development" to show what the installation conditions of this globalizing project owe to such bases. It will finally try to open and specify a framework on the rhizomatic tendencies which can be thus detected.