Atelier 21

La définition des problèmes publics. Quelles perspectives de recherche ?
Setting research perspectives in issue definition

Responsables scientifiques :
Claude Gilbert (Directeur de recherche au CNRS, UMR PACTE/MSH-Alpes)
claude.gilbert@msh-alpes.prd.fr

Emmanuel Henry (Maître de conférences IEP Strasbourg GSPE, UMR PRISME) emmanuel.henry@iep.u-strasbg.fr

 

Résumés / Abstracts

HENRY Emmanuel (GSPE, IEP Strasbourg), PIERRU Frédéric (IRISES, CNRS Université Paris Dauphine)

Des social problems à l’agenda building : quelles ressources théoriques mobiliser ?

Dans une optique d’introduction à l’atelier, cette communication entend dresser un rapide panorama des ressources théoriques mobilisables pour analyser les processus de définition des problèmes publics. Deux principales traditions de recherches sont présentées : l’étude des social problems et les travaux sur l’agenda building. La première qui constitue un courant de recherche sociologique important outre-Atlantique a formulé un certain nombre d’hypothèses sur les processus de publicisation des problèmes et sur les formes qu’ils tendent à revêtir une fois mis en circulation dans certains espaces. La seconde, issue plus spécifiquement de la science politique, s’intéresse à la façon dont les problèmes deviennent des problèmes publics dans le sens où ils sont l’objet d’une prise en charge de la part d’un acteur public. Elle renvoie donc à une interrogation sur ce que les institutions font aux problèmes et sur les conséquences d’une certaine formulation d’un problème sur le processus de son traitement institutionnel. Malgré leurs limites respectives et les difficultés à faire dialoguer ces deux traditions de recherche, il nous semble que c’est à partir de ces recherches que nos interrogations peuvent se déployer.

From social problems to the agenda building: which theoretical resources to mobilize?

As an introduction to the workshop, this communication intends to draw up a brief panorama of the theoretical resources we can mobilize to analyze the processes of public issues definition. Two principal traditions of research are presented: the studies of social problems and agenda-setting theories. The first one formulated hypothesis on the processes of issue definition in public spaces. The second one, closer to political science, is interested in the way in which issues become policy problems. It thus lead to an interrogation on how institutions deal with problems and on the way issues definition processes can shape the institutional management of the problem. In spite of their respective limits and the difficulties in putting together these two traditions of research, it seems that we have to start from these analysis to develop our owns.


JOUZEL Jean-Noël (PACTE, IEP de Grenoble)

Instrumentation et instrumentalisation des problèmes publics. Le cas des conflits autour des éthers de glycol en France

Le but de cette contribution est de prendre au sérieux la dimension pratique des opérations d’étiquetage qui permettent à un problème d’intéresser un public. Nous nous inscrivons ici dans une tradition de recherche venue de la sociologie des controverses scientifiques et techniques, qui relie la capacité de problèmes à circuler dans des communautés scientifiques et bien au-delà à leur propriété d’être " agissables " (cf. Fujimora, J., 1987, " Constructing "Do-able" Problems in Cancer Research: Where Social Worlds Meet ", Social Studies of Science, vol. 35, n° 3, p. 261-293) pour des acteurs situés dans des mondes sociaux hétérogènes en leur offrant des prises. Cette propriété repose bien souvent sur des supports matériels produits par la science, des " objets-frontière " " suffisamment souples pour s’adapter aux besoins et aux contraintes locaux de toutes les parties qui les utilisent, et suffisamment robustes pour conserver une identité commune dans tous les sites qu’ils traversent " (Star, S. L. et Griesemer, J. R., 1999, " Translations and Boundary Objects. Amateurs and Professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology, 1907-1939 ", in Biagioli, M., ed., The Science Study Reader, New York et Londres, Routledge, p. 509, traduction personnelle ).
Depuis une dizaine d’années, les éthers de glycol, une famille de solvants dont certains sont toxiques pour l’homme, ont été étiquetés en France comme un problème par des acteurs évoluant dans deux mondes politiques très différents : celui, ancien, de la santé au travail et celui, émergent, de la santé environnementale. Nous tenterons de montrer que la capacité de ces substances à agréger un univers d’acteurs hétérogènes est liée à l’existence d’un tableau hiérarchisant les différents éthers de glycol en fonction de leur dangerosité supposée pour l’homme. Nous mettrons l’accent sur les ressources analytiques que procure le fait de pouvoir asseoir l’analyse sur l’observation d’un acteur qui refuse d’utiliser l’objet-frontière pour se saisir de la question des éthers de glycol.

Instrumentation and instrumentalization of public problems. The case of the conflicts around glycol ethers in France

This contribution aims at considering seriously the practical dimension of the labeling operations on which depends the political carreer of public problems. We derive benefit from a research tradition coming from science studies, which pays attention to the capacity of these problems to be "do-able" for different actors living in various social worlds (cf. Fujimora, J., 1987, "Constructing " Do-able " Problems in Cancer Research: Where Social Worlds Meet", Social Studies of Science, vol. 35, n° 3, p. 261-293). This property often depends on the existence of material objects produced in the scientific world, "boundary objects" "both plastic enough to adapt to local needs and constraints of the several parties employing them, yet robust enough to maintain a common identity across sites" ( Star, S. L. et Griesemer, J. R., 1999, "Translations and Boundary Objects. Amateurs and Professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology, 1907-1939", in Biagioli, M., ed., The Science Study Reader, New York et Londres, Routledge, p. 509).
Over the last decade, the glycol ethers, a group of solvents which are for some of them toxic for man, have been labelized in France as a problem by actors evolving in two very different political worlds : the old world of occupational safety and health, and the emerging world of environmental health. We will try to show that the capacity of this chemicals to agregate heterogeneous actors is linked to the existence of a classification inducing a hierarchization of the different glycol ethers, depending on their level of danger. We will cast a light on the analytical resources provided by the observation of an actor who also defines the glycol ethers as a problem but who refuses to use the boundary object to tackle the issue.


METZGER Pascale (Environnement urbain, IRD La Réunion)

La formulation du problème chikungunya

On peut poser l’hypothèse que la " définition " d’un problème public est une construction collective produite par les différents acteurs impliqués ou concernés. Cette définition est guidée par la possibilité d’agir sur ce problème, et s’inscrit dans un système de référence et une catégorie de problèmes publics déjà répertoriés. Elle est faite de bribes de formulations qui se complètent ou s’annulent, et émerge des polémiques et ajustements des acteurs et de leurs positions. Les premières formulations d’un problème public, multiples et désordonnées, vont progressivement converger pour répondre à deux exigences articulées : identifier les causes du " problème " et désigner les acteurs et actions légitimes pour " résoudre le problème ".
Devant la situation inédite posée par l’épidémie de chikungunya à La Réunion, le problème est formulé comme étant un problème de moustiques. La seule solution est donc la lutte dite " anti-vectorielle ". La lutte antivectorielle, placée au centre du dispositif de lutte contre l’épidémie, désigne a priori les acteurs Etat et communes responsables de la salubrité du territoire. Mais, pour être efficace, la lutte anti-vectorielle doit être " communautaire ", ce qui suppose la participation de la population. En dernier ressort, la lutte contre l’épidémie repose donc sur la population elle-même.
Les références qui ont participé à la formulation du problème chikungunya proviennent d’une part de l’histoire sanitaire locale, coloniale et tropicale, et d’autre part des modes d’appréhension des maladies à vecteurs par l’Etat français, qui s’inscrivent nécessairement en décalage par rapport à la situation réunionnaise. Comment se sont articulés ces deux systèmes de références pour s’accorder sur la lutte antivectorielle ? La " participation communautaire " semble renvoyer à une gestion du problème public posé par l’épidémie plus proche des modalités d’actions appliquées dans les pays du Sud que dans ceux du Nord.
En s’appuyant sur cette problématique, le propos sera de retracer les différentes étapes de la formulation du problème chikungunya, de la désignation des causes, des acteurs légitimes et des solutions mises en oeuvre.

The formulation of the chikungunya problem

The hypothesis can be done that the "definition" of a public problem is a collective construction resulting from the different actors which are involved or concerned. This definition depends on the possibility to act on a problem and is inscribed in a references framework and a set of public problems already known. Over the time, the various representations of a public problem will converge to answer two linked imperatives : identifying the causes of the problem and telling which actors and actions are legitimate to "solve" it.
In front of the unknown situation related to the chikungunya epidemic at the Reunion Island, the problem was formulated as a mosquito'problem. The only problem-solving measure was anti-mosquito campaigns. Such a policy identify the State and the communes as competent actors regarding public health. But to be efficient, such a fight implies the agreement and participation of the populations. In the last resort, the fight over the epidemic depends on the population itself.
References that framed the formulation of the chikungunya problem come from the local, colonial and tropical sanitary history from one part ; from the other from the way French State is apprehending vector borne diseases, and which of course is not well fitted to the local situation of the Reunion island. How these two references frameworks were articulated ? The population participation seems to imply a problem management more similar to the ones implemented in South countries than in North ones. In this perspective, we will underline the different stages in the formulation of the chikungunya problem, the causal attribution and the designation of actors and solutions.


ZITTOUN Philippe (LET, ENTPE, Vaulx-en-Velin)

Relier un problème à une solution, une expérimentation stratégique et discursive

En quoi l’observation de la construction des problèmes nous éclaire-t-elle sur les processus d’élaboration des politiques publiques ? En quoi l’intérêt porté généralement aux enjeux de définition, de formulation, de médiation voire de médiatisation d’une question qui s’intègrent dans le processus de mise à l’agenda nous renseigne-t-il sur la façon dont les actions publiques se transforment ? Cette communication consiste, à partir d’une étude empirique sur la mise en place d’un plan de lutte contre le bruit routier à Paris, à s’intéresser non seulement à la façon dont les acteurs élaborent des dispositifs pour problématiser des situations et fabriquer un " public " mais aussi à la manière dont ils relient ces problèmes à des solutions. Autrement dit, il s’agit de considérer ce lien entre problème et actions publiques non comme un processus causal ou une opportunité mais comme un travail et une expérimentation (au sens de John Dewey, 2003. Le public et ses problèmes. Pau, Publications de l'université de Pau / Editions Léo Sheer) que font les acteurs pour se légitimer, eux et les actions qu’ils portent. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit ainsi d’observer la façon dont des acteurs élaborent des dispositifs (une carte notamment) qui vont permettre de rendre visible un phénomène, de le problématiser, d’y associer un coupable et des victimes et d’y intégrer une institution devenue légitime pour s’y attaquer. Mieux encore, les instruments qu’ils élaborent leur permettent de simuler et d’élaborer des liens possibles avec des actions publiques disponibles (comme la limitation de vitesse à 30 km/h par exemple). En suivant alors, non seulement les dispositifs qu’ils élaborent mais aussi les lieux où ils les déploient, il est possible de comprendre la façon dont ce lien est alors expérimenté auprès d’autres acteurs pouvant se transformer en nouveaux alliés.
Cette étude empirique est l’occasion de proposer une analyse qui concilie l’étude des processus de mise à l’agenda souvent focalisés sur les enjeux de définition avec celle des mécanismes de transformation relevant davantage de problématiques stratégiques et/ou institutionnelles.

Connecting a problem to a solution: a strategic and discursive experimentation

How the observation of the construction of public issues does inform us on public policies processes? How the interest generally carried to the stakes of definition, formulation, mediation even of mediatization of a question which are integrated in the agenda-setting process informs us about the way in which public actions change? Starting from an empirical study on the implementation of a roadway noise reduction plan in Paris, the communication wants to pay attention not only to the way in which actors work out devices to turn situations into public issues and to make up a "public" but also to the way in which they connect these problems to solutions. In other words, it means analysing this link between problem and public policies not as a causal process or an opportunity but as a work and an experimentation (within the meaning of John Dewey, 2003. Public and its problems. Pau, Publications of the university of Pau/Editions Léo Sheer) that the actors make to legitimate both themselves and their actions. In the noise reduction case, it means observing the way in which actors work out devices (a chart in particular) which will allow them to make visible a phenomenon, to shape it into a public problem, to associate a culprit and victims and to integrate an institution which has become legitimate to fight it. More than that, the instruments which they work out makes it possible for them to design possible links with other public actions available (like the spedd limit to 30 km/h for example). While following not only the devices they work out but also places where they deploy them, it is possible to understand the way in which this link is then tested on other actors being able to become new allies. This empirical study gives the occasion to propose an analysis which tries to reconcile the study of agenda-setting processes - often focused on the stakes of definition - with that of the mechanisms of transformation - which are more related to strategic and/or institutional analysis.


DOURLENS Christine (Université Jean Monnet St Etienne, MODIS CNRS)

La construction des problèmes publics " fluides ". A propos du saturnisme infantile

La contribution que je propose consiste en une relecture de mon travail sur le saturnisme infantile. Plus précisément, il s’agira de questionner la manière dont on peut rendre compte de l’histoire d’un problème public " fluide " et de ses métamorphoses successives.
Les approches en termes de construction sociale ou de mise sur agenda des problèmes publics renvoient souvent à un processus orienté vers un terme, celui de la prise en compte par les pouvoirs publics des problèmes ainsi définis, ultime étape précédant l’engagement dans l’action. Le cadre que proposent ces approches est celui de la reconstitution de la " carrière " ou de la " trajectoire " des problèmes publics, c’est-à-dire de l’identification des différentes phases de leur publicisation. Il s’agit alors de rendre compte de la succession des différentes étapes qui jalonnent l’ " histoire naturelle " de ces problèmes, ces étapes étant souvent décrites comme des moments de capitalisation d’actions, de mobilisations ou d’énonciations, orientées vers une fin. L’histoire du saturnisme française nous donne l’occasion de rediscuter de l’opérationnalité de ces cadres d’analyse pour rendre compte du caractère pragmatique de l’action publique.
- Comment, en effet, rendre compte du mode d’émergence et d’existence d’une question qui apparaît simultanément dans plusieurs arènes et qui reçoit des formulations diverses dont aucune ne paraît durablement pouvoir s’imposer ?
- Comment rendre compte du jeu des acteurs quand ceux-ci endossent des qualifications différentes selon les espaces et les configurations sociales dans lesquels ils sont inscrits (les familles d’enfants intoxiqués suite à l’ingestion de la peinture de leurs logements peuvent être alternativement ou simultanément considérés comme victimes passives de la toxicité du plomb, habitants de logements insalubres, personnes appartenant à certaines communautés culturelles) ?
- Comment rendre compte des différentes définitions du problème quand ces dernières se présentent moins dans leur dimension discursive que comme " accomplissements pratiques " et qu’elles semblent quelque peu résistantes à l’énonciation (cas des médecins qui, dans une perspective essentiellement curative, mettent en place des dispositifs concrets de dépistage, des modalités de recensement des données, des organisations, et font ainsi advenir le saturnisme comme problème de santé publique) ?
- Enfin, quelle borne chronologique fixer au récit, quand, ce qui est considéré par certains acteurs comme un aboutissement du processus (la prise en compte du problème par les plus hautes instances politiques au travers du vote de dispositions législatives) est considéré par d’autres acteurs comme un épisode, parmi d’autres, d’une histoire à rebondissements multiples ?