Atelier 28

Sorties de conflit
After the conflict

Responsables scientifiques :
Sandrine Lefranc (ISP, CNRS /Université de Paris X)
slefranc@u-paris10.fr

Laure Neumayer (CRPS, Université de Paris I) laure.neumayer@univ-paris1.fr

 

Résumés /Abstracts

DUCLOS Nathalie (Université de Tours et ISP, Université Paris 10 Nanterre)

La circulation des dispositifs et modèles de sortie de conflits : exportation, importation, hybridation 

Il existe une tendance à la standardisation des modèles de sortie de conflits. Comment se diffusent ces modèles, à partir de quels mécanismes, mais aussi via quels acteurs et quelles institutions ? Il ne peut y avoir circulation que s'il y a des acteurs intéressés à cette circulation. Pas de circulation sans exportateurs; pas d'exportation sans importateurs. Reste à faire la sociologie de ces exportateurs et importateurs et de déterminer ce qui les amène à trouver un intérêt dans ces transferts de modèles. Quid de leurs représentations, des contraintes et/ou opportunités qui les amènent à exporter ou importer ? Quelles ressources mobilisent-ils pour promouvoir avec succès un modèle à exporter ou importer ? Quelle est leur position particulière par rapport à d'autres acteurs ? Quels intérêts ont-ils à faire circuler un modèle ? Quel jeu d'acteurs est au principe de la circulation des modèles ? Les processus de circulation sont-ils redevables à une homologie de position entre importateurs et exportateurs, aux relations interpersonnelles qui se sont nouées entre importateurs et exportateurs ? Ou bien à la multipositionnalité de certains acteurs, voire à leur circulation d'institutions en institutions ?
Il faut aussi se demander dans quelle mesure un modèle peut être exporté/importé ? L'exportation/importation fait largement fi des préconditions d'efficience et de l'historicité de chaque modèle. Ainsi transplanté dans un contexte renouvelé, étranger, que devient le modèle ? Fait-il l'objet d'innovations, dadaptations ou d’hybridations ? Dans quelle mesure est-il approprié localement et qu'est-ce que cette appropriation fait subir au modèle ? La transplantation du modèle donne-t-elle lieu aux résultats attendus ou, plutôt, à des effets pervers ?
Ces questions valent pour des dispositifs variés de sortie de conflits : Commission Vérité Réconciliation, justice pénale internationale, politiques mémorielles, promotion de la multiethnicité dans de nouvelles institutions, etc.

The circulation of models of post-conflict resolution: export, import, hybridization

There is a tendency to the standardisation of post-conflict resolution’s models. How are these models diffusing, via which institutions and which actors ? There cannot be circulation without actors interested in this circulation. No circulation without exporters; no export without importers. We have to study the sociology of these exporters and importers and to determine what leads them to find an interest in these transfers of models. What about their representations, what about the constraints and/or opportunities which lead them to export or import? Which resources do they mobilize to promote successfully a model to be exported or imported? What is their particular position compared to other actors? Why are they interested in circulating a model ? Are the processes of circulation linked to a homology of position between importers and exporters? Do interpersonal relations between importers and exporters play a part ? Or is it due to the multipositionnality of actors, who are circulating from institution to institution?
We also have to assess in which conditions models can be exported and/or imported. The exportation/importation framework neglects to a large extent the preconditions of efficiency and historicity of each model. Thus transplanted in a renewed context, what does the model becomes? Is it subject to adaptations or hybridizations ? To what extent is it appropriated locally ?Does this appropriation change the model? Does the transplantation of the model produce the awaited results or does it backlash?
These questions apply to various post-conflict models : Truth Commissions, international penal justice, policies of memory, promotion of the multiethnicity in new institutions, etc.


MINK Georges (ISP Paris 10 Nanterre)

Stratégies historicisantes et usages des conflits mémoriels en Europe. Revisiter les approches de la sociologie politique de la mémoire

L’Europe est marquée de part en part par les traces d’anciens conflits interétatiques et ethniques. L’expérience montre que leur réactivation est toujours possible malgré les différentes formes de leur résolution par le passé. L’histoire s’invite dans le présent, on assiste à des mobilisations d’acteurs, de populations victimes ou de groupes spoliés qui avaient été oubliés par les arrangements post-conflits ou contraints au silence. A partir de cette réalité, divers groupes d’intérêts, partis politiques ou Etats se constituent des ressources mémorielles et incorporent dans leurs répertoires d’action des stratégies historicisantes afin de " recycler " les représentations des passés " douloureux " dans les jeux politiques actuels. Ces mobilisations rencontrent une tendance réconciliatrice émanant des sociétés (par exemple des groupes informels ou des ONG) ou prise en charge par des institutions nationales et internationales, qui devient de plus en plus routinière — notamment sous l’effet de la mise en circulation de " bons " modèles de pacification des ressentiments, souvent à forte tonalité normative.
La question est de savoir si, malgré l’hétérogénéité apparente de ces phénomènes, les jeux historicisants ne sont pas un indicateur commun de l’état des régimes politiques, notamment des démocraties, mais aussi de la robustesse de la construction supranationale qu’est l‘Union Européenne. Cette question permet de revisiter les concepts dominants en sociologie politique de la mémoire.

Historicist Strategies and Uses of Memorial Conflicts in Europe. A New Evaluation of the Approaches of the Political Sociology of Memory

Traces of past interstate and ethnical conflicts exist all over Europe. Experience shows that they can still be reactivated in spite of various forms of conflit resolution put in practice in the past. History is plays a role in the present. Europe witnesses the mobilization of actors, populations of victims, or spolied groups, which have been forgotten or forced to silence through post-conflict agreements. On this basis, various interest groups, political parties or states build memorial ressources that they incorporate in their repertoire of actions for historicist strategies, with the aim of " recycling " the representations of " painful pasts " into the present political games. These mobilizations meet a tendency to reconciliation coming from society (for example informal groups, NGOs, and so on), or are taken over by national and international institutions. This tendency to reconciliation becomes more and more of a routine, especially under the influence of the circulation of " good " models of pacification of resentments that contain a high normative dimension.
Despite the apparent heterogeneity of these phenomena, do these historicist games constitute a common indicator reflecting on the state of political regimes, especially democraties, and also on the strength of the supernational construction named EU ? Answering this question leads to re-evaluate the main concepts in the field of the political sociology of memory.


ROZENBERG Danielle (ISP Paris 10 Nanterre)

La déterritorialisation des approches dans la mise en œuvre des politiques de "réconciliation nationale"

Les transitions à la démocratie supposent, entre autres questions urgentes et sensibles, une gestion politique du passé de violence ou de dictature. Différents travaux consacrés aux sorties de conflits engagées durant les décennies 1980-90 en Argentine, Uruguay et Chili, en Afrique du Sud ainsi que dans les pays européens concernés par la décommunisation (Barahona de Brito,Gonzalez Enriquez, Aguilar, 2001; Lefranc, 2002, 2006; Mink, Neumayer, 2007) ont mis en évidence un éventail de dispositifs de justice — commissions de vérité; lois d'amnistie ou de lustration; indemnisations et réparations symboliques — "bricolés" en fonction des contextes nationaux mais également issus de lectures d'expériences étrangères (cf. le rôle du " modèle" espagnol de transition). Depuis quelques années, un phénomène nouveau caractérise l'élaboration des procédures réconciliatrices, tant au plan de la demande de justice rétroactive émanant des familles de victimes et de leurs relais associatifs qu'au niveau des politiques publiques. C'est l'emprunt de catégories classificatoires ailleurs en usage (cf. la notion de "disparus"), le recours à des "savoir-faire" et protocoles expérimentés sur d'autres terrains: archéologues et anthropologues légistes intervenant dans les exhumations de fosses communes; création d'institutions mémorielles; étude de législations étrangères abolissant les juridictions d'exception… et encore la référence omniprésente à la justice internationale (ONU, Cour Pénale Internationale). A partir de l'observation du cas espagnol, mis en perspective avec d'autres processus en cours, on se propose d'illustrer et d'interroger cette déterritorialisation des approches.

Deterritorialisation of approaches in the implementation of policies of "national reconciliation"

Transitions to democracy suppose, among other urgent and sensitive issues, the political handling of past violence and dictatorship. Various works related to conflicts resolution in Argentina, Uruguay, Chile and South Africa as well as in European countries concerned with decommunisation conducted during the decades of the 1980-90’s (Barahona de Brito, Gonzalez Enriquez, Aguilar, 2001 ; Lefranc 2002, 2006 ; Mink, Neumayer, 2007) shed light on a range of justice mechanisms — truth commissions; amnesty and lustration laws; indemnification and symbolic reparations — resulting from bricolage in accordance with national contexts as well as with the interpretation of foreign experiences (e.g. the role of the Spanish "model" of transition). Since the last few years, the reconciliation procedures set up are characterised by a new phenomenon concerning both families of victims and networks for the support of victims’ demand for retroactive justice and in public policies. It consists in borrowing classifying categories used elsewhere (the category of "missing persons"), using know-how and protocols implemented in other fields: archaeologists and legist-anthropologists taking part in pauper’s graves exhumations; creating memorial institutions; studying foreign legislation abolishing jurisdictions of exception as well as omnipresent reference to international justice source (UNO, International Criminal Court). Based on the observation of the Spanish case, contrasted with other ongoing processes, we intend to illustrate and question this "deterritorialisation" of current approaches.


VAIREL Frédéric (Centre d’Études et de Documentation Économique Juridique et Sociale (CEDEJ), Le Caire)

Oublier le contexte, réconcilier à tout prix ? Globalisation démocratique et marché de la résolution des conflits

On s’intéresse ici à la manière dont plusieurs entreprises de réconciliation (dont le meilleur exemple est l’International Center for Transitional Justice), généralement organisées sous la forme d’ONG, entendent diffuser à l’échelle mondiale un modèle institutionnel de " sortie de conflit " : la Commission vérité et réconciliation (CVR). De tels dispositifs transforment ce qu’il convient d’entendre par justice : la réhabilitation des victimes et la distribution de réparations priment sur le jugement des bourreaux. Les réconciliateurs globaux recourent aux méthodes de toute ingénierie sociale et politique : ils fabriquent un modèle dans le cadre d’une " one-size-fits-all approach " de la réconciliation, enrichie d’expérience en expérience. Partant de l’idée que le succès du modèle n’est pas qu’un effet de la concurrence entre organisations, on discutera quelques hypothèses relatives au fonctionnement du marché de la réconciliation. Tout d’abord, ces dispositifs fortement volontaristes s’exposent, dans leur ambition de fabriquer de la réconciliation, à l’impossibilité de parvenir aux " états seconds " décrits par J.Elster. Ensuite, ils entretiennent une relation tautologique avec les contextes de leur mise en œuvre pensés non comme comparables mais comme équivalents : la " transition " appelle les procédures de justice restauratrice qui, en retour, en sont le plus sûr indice. Cette condition nécessaire à la diffusion des CVR — dans des pays aussi différents que le Maroc, le Paraguay, la Colombie ou le Ghana — relève aussi des savoirs indigènes, (e.g. la transitologie), partagés dans des univers sociaux sur lesquels on reviendra enfin. La diffusion des CVR se nourrit autant qu’elle catalyse la restructuration de sphères d’activités fortement internationalisées : la défense des droits de l’homme, la " résolution des conflits " (discipline et champ d’activité) qui propose certaines de leurs croyances à des acteurs circulant entre politique, expertise et universités.

Forgetting Contexts, Reconciling at any Price? Democratic Globalization and Conflict Resolution Market

The paper aims to understand the way many reconciliation enterprises (e.g. International Center for Transitional Justice), which typically take the form of NGOs, intend to spread internationally an institutional post-conflict model: Truth and Reconciliation Committees (TRC). These policies transform what we call justice: victims’ rehabilitation and reparations’ distribution prevail over torturers’ judgment. The global reconcilers resort to the usual methods of social and political engineering: they produce a model within the scope of a " one-size-fits-all approach " of reconciliation that expands with every experience. Keeping in mind that the model’s success is not only a product of the competition between organizations, we’ll discuss some hypotheses relative to the functioning of the reconciliation market. First, these highly voluntarist policies, while they aim to create reconciliation, lay themselves open to the incapacity of reaching the "by-product states" described by J. Elster. Besides, they have a tautological relation with the contexts of their implementation which they do not consider as comparable contexts but as equivalent. "Transition" calls for judicial procedures for compensation which in return are seen as a sound sign of transition. This necessary condition to the spreading of TRC — in countries as diverse as Morocco, Paraguay, Colombia or Ghana — is also part of local knowledge (e.g. transitology) in different social worlds. The TRC spreading relies on as much as it catalyzes the restructuring of highly internationalized spheres of activity: defense of human rights, "conflict resolution" (as an academic subject and a sphere of activity) which proposes some of their beliefs to actors moving between politics, expertise and universities.