Atelier 7
Religion
et politique en démocratie : comment la laïcité résiste
à "l'esprit de religion"
Religion
and Politics in a Democratic Context : How does laicity resist to "the
spirit of religion"
Responsables
scientifiques :
Camille Froidevaux-Metterie (Université Paris II Panthéon-Assas
- Intitut d'Etudes Politiques de Paris) cfroidevaux.metterie@free.fr
Ariane
Zambiras (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales - Institut d'Etudes Politiques
de Toulouse) ariane.zambiras@sciencespo-toulouse.fr
Résumés /Abstracts
FROIDEVAUX-METTERIE
Camille (Université Paris II Panthéon-Assas - Intitut d'Etudes
Politiques de Paris)
Comment l'esprit de laïcité résiste aux visées de l'esprit de religion
Sous
l'expression de "retour du religieux" ne s'exprime pas seulement un constat
mais, plus généralement, une dénonciation. Dans le cadre
des démocraties sécularisées, la reviviscence de versions
radicales des grands monothéismes est perçue comme aggressive
et menaçante. La religion ne se contente pas de revenir, elle attaque
en manifestant sa prétention à embrasser la totalité des
réalités de l'existence séculière. C'est ainsi que
l'on stigmatise l'influence du protestantisme fondamentaliste dans la conduite
des affaires américaines, que l'on s'effraie du développement
d'un Islam politique ou que l'on condamne les immixtions de l'Eglise orthodoxe
dans les rouages institutionnels russes. La laïcité apparaît
comme une citadelle assiégée dont les fondations commenceraient
à se fissurer sous les coups de butoir de ceux qui prétendent
tenir ensemble les domaines temporel et spirituel.
La posture
défensive des gardiens de la séparation des deux ordres occulte
une des facettes du phénomène, à savoir l'exceptionnelle
capacité de résistance de ce que nous pouvons appeler "l'esprit
de laïcité" par opposition à "l'esprit de religion". Si le
second désigne les aspirations théocratiques de certains mouvements
religieux contemporains, le premier peut être défini par la fondation
institutionnelle des principes de liberté religieuse et de séparation
de l'Eglise et de l'Etat. L'esprit de laïcité s'enracine ainsi dans
un dispositif juridique et politique qui constitue une arme redoutable face
à ceux qui voudraient placer la sphère séculière
sous la tutelle des prescriptions divines.
Ces entreprises
d'imprégnation religieuse de l'espace public sont en réalité
absolument vaines. Ce contre quoi il leur faut lutter en effet est proprement
indestructible : les démocraties sont le fruit d'un long processus historique
d'autonomisation au terme duquel la religion a définitivement perdu sa
fonction de structuration des sociétés. Il n'est tout simplement
plus concevable aujourd'hui de restaurer la perspective théologico-politique
de lois données d'ailleurs et d'en-haut.
The
phrase "the return of religion" does not simply express an acknowledgement.
It is more generally used as a denunciation. Within the framework of secular
democracies, the renewal of radical versions of the great monotheisms is perceived
as aggressive and threatening. Religion is not only making a come-back; it is
attacking by manifesting its pretension to embrace the totality of the realities
of secular existence. In this light, the influence of fundamentalist Protestantism
on American politics is stigmatized, the development of a political Islam is
feared, and the interference of the Orthodox Church in Russian institutional
structure is condemned. "Laicity" appears to be a citadel under assault,
and its foundations are said to be cracking under the pressure of those who
pretend they can hold together the worldly and the spiritual.
The defensive stance adopted by supporters of the separation between the two
orders masks one of the features of this phenomenon: the exceptional resistance
capacity of what we can call "the spirit of laicity" by contrast of
"the spirit of religion". The latter refers to the theocratic aspirations
of some contemporary religious movements, and the former can be defined as the
institutional foundation for the principles of religious freedom and separation
of Church and State. The "spirit of laicity" is thus grounded in a
juridical and political configuration which constitutes a fearsome weapon against
those who would like to place the worldly sphere under the tutelage of divine
orders.
Those attempts to impregnate public space with religion are in reality absolutely
vain because their adversary is indestructible. Democracies are the fruit of
a long and historical process of autonomization at the end of which religion
definitely lost its function of structuring societies. It is simply not conceivable
today to restore the theo-political perspective of laws given from elsewhere
and above.
ZAMBIRAS Ariane
(Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales - Institut d'Etudes Politiques
de Toulouse)
L'imaginaire politique des protestants conservateurs américains
Daprès
de nombreuses analyses françaises et américaines, la tendance
fondamentaliste du protestantisme américain représente une menace
pour la laïcité car ce courant revendique à la fois une présence
forte de la religion dans lespace public (affichage des Dix Commandements
dans les édifices publics, mention de Dieu dans le serment au drapeau)
ainsi quune transcription politique de thèmes directement issus
de convictions religieuses (comme la protection de la vie, la préservation
du mariage " traditionnel " etc.).
Sur la base
d'une enquête de terrain réalisée dans deux congrégations
presbytériennes du Nord de la Californie, notre intervention sattachera
à caractériser lemprise de " lesprit de
religion " dans limaginaire politique des Protestants conservateurs,
en en montrant les limites.
La question
de la peine de mort joue à cet égard un rôle important de
révélateur. En dépit dun positionnement doctrinal
des Eglises condamnant clairement la peine capitale, de nombreux Chrétiens
conservateurs (qui se définissent comme " évangéliques "
et " born-again ") sont favorables à son application.
Les arguments religieux de " compassion " ou de " rédemption "
possible pour le criminel sont rejetés au profit dune lecture en
terme de " fardeau financier " que représentent les
prisonniers condamnés à la prison à vie pour le contribuable
américain. Une première piste dexplication qui se dessine
lors des entretiens est que le criminel est considéré comme ayant
perdu son " droit de cité ", il nest plus pensé
comme faisant partie du " nous " de la communauté
principalement parce quil " ne rapporte rien " (" a
zero-contribution person ") et ne mérite donc pas de continuer
à vivre.
Les critères
dévaluations religieux coexistent ainsi, même dans le cas
de Chrétiens conservateurs très pratiquants, avec dautres
critères, que nous nous efforcerons délucider. Lhypothèse
principale développée est que linfluence de lappartenance
religieuse est moins à comprendre en terme de transcription stricte dune
moralité religieuse dans la vie publique quen terme dimaginaire
ou de répertoire culturel mobilisé (ou non) pour penser certaines
questions.
According
to several French and American analyses, the fundamentalist trend in American
Protestantism is a threat to laicity because it claims both a strong presence
for religion in public space (supporting the display of the Ten Commandments
in religious buildings, keeping the words "under God" in the Pledge
of Allegiance) as well as a political transcription of themes directly dictated
by religious convictions (the protection of "life", of "traditional"
marriage etc.).
Drawing on fieldwork done in two Presbyterian congregations in Northern California,
we will try to characterize the grasp of the "spirit of religion"
over the political imagination of conservative Protestants, and show its limits.
Attitudes about
the death penalty play an important revelatory role in this regard. It is indeed
not incompatible, for many conservative Christians (who define themselves as
"Evangelical" and "born-again Christians") to disregard
the doctrinal position upheld by their Church and support capital punishment.
Religious arguments of "compassion" or "redemption" for
the criminal are trumped by a reading in terms of "financial burden on
the American taxpayer". A first possible explanation emerging from the
interviews is that criminals have forfeited their right to belong to the community,
and are not thought as belonging to the "us" because he or she is
a "zero-contributing person", and thus does not deserve to live any
longer.
Religious criteria for evaluation therefore coexist, even for highly practicing
conservative Christians, with other criteria. Our leading hypothesis is that
the influence of religiosity is to be understood less in terms of a direct transcription
of a religious morality into public life, rather than in terms of cultural repertoires
mobilized (or not) to frame certain questions.
ROUSSELET Kathy
(Fondation Nationale des Sciences Politiques - Centre d'Etudes des Relations
Internationales)
Les résistances à l'influence de l'Eglise orthodoxe dans les rouages institutionnels russes
Le
principe de laïcité faisait lunanimité en Russie au
début des années 1990. Il était salué comme la manifestation
de la liberté de penser et de sexprimer, et celle dun rejet
de la pensée totalitaire. La laïcité marquait la sortie de
lathéisme dEtat. Ce qui apparaît dans les pays dOccident
comme un aboutissement de leur histoire, des relations entre les institutions
religieuses et lEtat, mais aussi de lévolution des sociétés,
était en Russie un produit imposé par luniversalisation
dun modèle et la volonté dentrer dans le concert des
nations démocratiques.
Très
vite pourtant cette affirmation de la laïcité entre en tension avec
celle des identités culturelles et de la tradition dans la construction
nationale. Elle interfère avec la volonté de distinguer religions
traditionnelles et non traditionnelles et le souci de nombreux acteurs politiques
daccorder dans lespace public une place prioritaire aux premières,
et en particulier à lEglise orthodoxe.
Plus fondamentalement,
si, comme le dit Emile Poulat, la laïcité ne se réduit pas
aux lois, mais est un " Zeitgeist " qui incite au vivre
ensemble malgré tout ce qui sépare, si elle est en affinité
avec la société ouverte, lesprit de laïcité
a peine à simplanter en Russie. Nombreux sont ceux qui manifestent
de lindifférence à légard des droits et des
libertés du citoyen. La laïcité ne peut pas se penser en
dehors de lexistence dune société civile qui, dans
la Russie post-communiste, est encore balbutiante.
Il reste
que la laïcité est défendue par certains acteurs sociaux,
héritiers de lathéisme soviétique ou défenseurs
des droits de lhomme. La crainte du fanatisme religieux reste très
présente dans des institutions comme lécole ou larmée
marquées par lhéritage soviétique. Mais il nest
pas certain que tous défendent le même principe de laïcité.
In
the beginning of the nineties, secularism was unanimously approved in Russia.
It meant freedom of thought and expression and rejection of totalitarian thinking.
It showed the extinction of State atheism. If in the Western countries secularism
has been the consequence of history, of the relations between religious institutions
and the State, it has been in Russia an imported product due to the universalization
of a model and the desire of the political elites to enter the democratic world.
But a few years later secularism has to defy the rise of cultural identities
and tradition as tools of national construction. It is threatened by the growing
distinction between traditional and non traditional religions, the former ones,
and especially the Russian Orthodox Church, getting a predominant place in the
public sphere.
If, as Emile Poulat rightly writes, secularism cant be reduced to laws
but is a " Zeitgeist " which helps people live peacefully
together inspite of differences, if it is linked with an open society, secular
thinking is far from growing in Russia. Indifference to civic rights and liberties
is still very important. Secularism cant grow outside a civil society
which doesnt exist.
Nevertheless some social actors, former Soviet atheists or defensors of human
rights, stand up for secularism. Fear of religious fanatism remains in institutions
such as school and army still marked by Soviet heritage. But its not certain
that the same secularism is defended.
MARCOU Jean
(Institut Français d'Etudes Anatoliennes (Istanbul) - Institut d'Etudes
Politiques de Grenoble)
Lestablishment laïque face au gouvernement de lAKP en Turquie
La
victoire de lAKP aux législatives de 2002 et larrivée
de son leader Recep Tayyip Erdogan à la tête du gouvernement a
profondément changé la donne en Turquie. Issue de la mouvance
islamiste, cette formation se définit désormais comme conservatrice
et démocrate face à un establishment politico-militaire kémaliste
qui persiste à voir en elle un parti intégriste dont les motivations
obéissent à un agenda caché de réislamisation rampante
de la société.
Le débat
politique sest ainsi focalisé autour dun affrontement quasi-permanent
mais contrôlé jusquà présent entre le gouvernement
de lAKP et les représentants des milieux laïques les plus
traditionnels (Armée, Présidence de la République, Justice,
Haute fonction publique). Alors même que les Turcs ne souhaitent pas que
larmée singère dans la sphère politique, comme
elle a pu le faire par le passé, mais quils ne veulent pas non
plus dune république islamique, on assiste à la mise en
place dun rapport de force subtil entre les institutions laïques
et le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan.
Cest
ce rapport de force et ses développements récents liés
aux échéances électorales présidentielles et législatives
de lannée à venir que notre communication essaiera danalyser.
The
AKPs victory in the general elections of November 2002 which permitted
Recep Tayyip Erdogan to become Prime Minister deeply changed the political game
in Turkey. Stemming from the Islamist sphere of influence, this political organization
defines itself however as conservative and democratic. It faces the secularist
military establishment which persists in seeing it as a fundamentalist party
the motives of which are planned in a hidden agenda aiming to shift the country
gradually towards a stricter interpretation of Islamic law.
Thats why
the current main political Turkish stake consists in a quasi-permanent confrontation
between the AKP government and the representatives of the most traditional secularist
circles (Military, Presidency of the Republic, Judiciary, high public civil
servants). As the Turks do not wish that the Military interferes in the political
sphere like in the past decades, but as they do not want an Islamic republic
either, we can observe a new subtle balance of power between both the secularist
institutions and the Recep Tayyip Erdogans government.
This phenomenon and its recent developments in the prospect of the presidential
and legislative electoral terms of the coming year will be the core of our presentation
KAKPO Nathalie
(Laboratoire Cultures et Sociétes Urbaines - CNRS/Paris 8)
Les municipalités
françaises face aux attentes de la population musulmane : entre négation
et instrumentalisation de l'islam
Cette
proposition interroge la réception des revendications religieuses musulmanes
par les élus locaux et sappuie sur une enquête ethnographique
de longue durée menée dans une ville moyenne rhône-alpine.
On observe, depuis un peu plus dune décennie, des transformations
dans les revendications religieuses musulmanes adressées aux élus
locaux. Alors que dans les années 80, les demandes, portées par
les pères immigrés, concernaient principalement les lieux de culte,
les années 90 et 2000 ont vu émerger dautres sollicitations
auprès des pouvoirs publics (possibilité de porter le foulard
au sein des équipements publics, invitation délus locaux
à des séminaires animés par des leaders religieux, usage
du référent religieux musulman lors de négociations avec
les élus).
Je montrerai
que les conseillers municipaux retiennent les aspects des demandes qui paraissent
conformes à leurs objectifs - préservation de lordre public,
souci du vivre-ensemble - et occultent le contenu religieux des revendications.
La résistance de lesprit de laïcité se construit
donc au travers dune reformulation des demandes, qui vise à les
faire entrer " de force " dans le cadre laïque. Dans
dautres cas, laspect religieux nest pas gommé du référentiel
municipal mais instrumentalisé par les élus : ceux-ci, craignant
les affrontements entre groupes ethniques dans les quartiers populaires, sont
tentés de faire des militants religieux des médiateurs officieux
entre les populations dorigine maghrébine et les autorités
publiques. Ainsi la capacité de résistance de la laïcité
est-elle bousculée par les transformations des quartiers populaires -
la précarisation croissante des familles, le décrochage social
de certains adolescents le désarroi des travailleurs sociaux - mais surtout
par lethnicisation des problèmes sociaux opérée par
les élus.
Je
propose de conclure ma communication en mentionnant lexemple de lInstitut
des Cultures Musulmanes (ICM), souhaité par la municipalité de
Paris. Ce projet en cours délaboration, prévoit la création,
dans le quartier de la Goutte dor, dun centre visant à promouvoir
la diversité des cultures musulmanes dans la capitale. Mon hypothèse
est que la mairie a recours au référent religieux, quelle
sapproprie, pour freiner ou contrôler le développement doffres
dislam quelles jugent peu compatibles avec le vivre-ensemble. Se
manifeste ainsi un autre mode de résistance de lesprit de laïcité
aux assauts de lesprit de religion
My
presentation will focus on the reception of Muslim religious claims by the local
authorities and will be based on a long ethnographic study conducted in an average
size town of the Rhône-Alpes region. Changes in Muslim religious claims
addressing local politicians have been noticed, for just over a decade. While
the demands made by the immigrant fathers during the eighties were mainly about
prayer spaces, new demands made towards the public authorities emerged throughout
the nineties and into the new millennium (to be able to wear the Muslim veil
in public spaces, invitation of local politicians to seminars held by religious
leaders, use of the religion during negotiations with local political leaders).
I will show that council representatives only select the aspects of the demands
that seem to suit their objectives - keeping public order, social integration
- and ignore the religious content of the demands. The resistance of the secular
spirit builds itself around a reformulation of the demands, which aims at entering
them by force in the secular context. In other cases investigated, the religious
aspect is not erased from the local referential but exploited by the local government:
the latter, who fears confrontations between ethnic groups in deprived areas,
are tempted to make of the religious militants unofficial mediators between
populations of north African origins and public authorities. Therefore the capacity
for laicité to resist is troubled/challenged by the transformation of
deprived areas (increasing lack of stability in families, social giving up of
some teenagers, the disarray of social workers) but especially by ethnicization
of social problems by local politicians.
I would like to conclude my presentation by mentioning the example of the Institute
of Muslim Cultures, welcomed by the Paris council. This on-going project aims
at creating, in the Parisian area of La Goutte dor, a center to promote
the diversity of Muslim cultures in the capital. My hypothesis is that the town
council appropriates the religious referent in order to slow down or control
the development, in the area, of Islamic networks, judged not to be compatible
with the concept of living-together.