Table ronde 2

Comment concevoir et saisir les temporalités du vote ? Pour une approche longitudinale de la décision électorale

Responsables scientifiques :
Bruno Cautrès (CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po) bruno.cautres@sciences-po.fr
Pascal Perrineau (CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po) pascal.perrineau@sciences-po.fr

 

Si la plupart des analyses électorales cherchent à expliquer l’orientation du vote, c’est-à-dire le choix de tel ou tel parti ou candidat lors d’une élection donnée et si des débats actuels très nourris continuent sur les clivages sociopolitiques et leur potentiel renouvellement (old / new politics), cette table ronde entend innover en décalant le regard et en s’intéressant à la "boîte noire" de la fabrication des choix électoraux, en considérant la question des " temporalités " du vote et en se concentrant sur la décision électorale plutôt que directement sur le choix exprimé. Cette ambition de saisir le processus de décision électorale implique de ne pas chercher à expliquer seulement les votes exprimés mais également le fait de voter ou de s’abstenir, en amont du candidat ou parti choisi. L'approche "longitudinale" de la décision électorale entend chercher à comprendre comment la décision de voter et le choix exprimé s’inscrivent dans un rapport de long terme aux élections et à la participation politique, comment elles sont influencées — ou pas — par les campagnes électorales, comment les facteurs de long terme et de plus court terme se renforcent ou s’opposent, quelles sont les dimensions cognitives et affectives qui jouent au moment de l’arbitrage entre différentes possibilités de vote. Comment, en fait, se forment les jugements politiques qui conduisent aux décisions de vote ?

La décision électorale sera ici découpée en trois temps : le temps long de la socialisation aux élections, par rapport aux autres formes de participation politique, ce qui replace la décision électorale dans les itinéraires de participation et d’abstention ; le temps court des campagnes électorales ; enfin, le moment de la décision électorale elle-même, où l’électeur arbitre entre plusieurs préférences pour décider de son comportement. Si ce découpage en temporalités a une valeur heuristique, il permet également d’organiser les discussions autour de trois thèmes qui feront chacun l’objet d’une demi-journée. Il pourra être discuté par les participants à la table ronde : il ne s’agit pas ici d’imposer une vision d’un " tunnel de causalité " similaire à celui du paradigme de Michigan et qui serait valide pour tous les électeurs. La tripartition proposée du temps électoral ne signifie donc pas que les clivages sociopolitiques seraient donnés de façon structurelle et qu’ensuite interviendraient des enjeux dont la hiérarchisation seule pourrait évoluer.

1/ Le temps long de la socialisation aux élections ou l’inscription de la décision électorale dans les trajectoires politiques des citoyens.
Les recherches sur les facteurs de la participation politique ont été marquées depuis une décennie par de grandes avancées, grâce à l’étude de l’abstention sous l’angle des "chemins de la participation". De nouvelles notions ont été proposées, celles de "casual voting", "de vote intermittent", opposées à celle d’"habitual voting". Certains travaux américains ont même "redécouvert" que, parmi toutes les variables explicatives de la participation, le fait de savoir si un électeur avait voté ou pas lors du scrutin précédent était le plus prédictif d’une participation ou d’une abstention. C’est dire que le temps long continue de faire sentir ses effets sur les électeurs et d’orienter, dans une perspective structurelle sur la formation des clivages, une bonne partie des travaux d’analyse du vote. Les contributions sur ce thème permettront d'éclairer le rapport de long terme aux élections et à l'acte électoral, en faisant l’hypothèse qu’il s’agit d’attitudes latentes relativement stables même s’il peut y avoir des évolutions au cours de la "carrière" des électeurs. C’est peut-être sous cet angle (plutôt que celui de l’explication immédiate du choix pour le parti A ou B ou le candidat X ou Y) que le poids des "variables lourdes" continue à beaucoup peser sur les comportements, dans la mesure où ces variables permettent non seulement d’expliquer la formation des préférences politiques articulées en termes idéologiques de gauche et de droite, ou bien de rejet durable du système politique, mais aussi la manière de concevoir les élections et le vote. Seront abordés le rôle de la socialisation politique, voire des transmissions familiales et héritages politiques, dans la manière d’aborder les élections et le fait de voter, les études empiriques analysant les itinéraires de vote, y compris l'abstention, ou la volatilité électorale, celles s’intéressant au vote comme un comportement à articuler avec d'autres formes de participation politique, pour analyser la place qui lui est dévolue par les citoyens dans la gamme de leurs comportements politiques (par exemple de façon complémentaire ou alternative aux modes dits non conventionnels)… Cette session sera l’occasion de faire le point sur les grands clivages socio-politiques et leur lien avec la participation politique, le vote, l’intérêt politique, la compétence politique : les électeurs disposent-ils, par socialisation ou inscription dans les segmentations politiques et sociales, de connaissances, de compétences qui orientent leur décision de vote ? Qu’en est-il des grandes dimensions qui orientent le vote et d’une manière générale le rapport à la politique et aux élections ?

2/ Le temps des campagnes électorales ou l'activation des préférences idéologiques et politiques
Il s’agira ici de s’interroger sur le rôle (dé)mobilisateur des campagnes électorales, avec un accent plus fort sur les partis politiques comme porteur des préférences idéologiques. Le rôle des médias, comme "passeurs" entre électeurs et offre politique, sera également couvert par ce second thème. D’une manière générale, ce second volet permettra de revenir sur la question de la formation des jugements politiques et des choix électoraux sous l’effet des campagnes électorales et des stratégies de "communication persuasive" déployées par les acteurs (candidats, partis, voire réseaux d’acteurs). L’une des questions clef consistera ici à savoir si les opinions des électeurs sur les enjeux relèvent de traits latents et psychologiques stables ou si elles laissent place à de véritables processus de construction du jugement politique, sous l’effet des informations produites pendant la campagne. De quelle manière ces prédispositions ou ces constructions d’opinions influencent le vote ? Peut-on savoir quelque chose sur la capacité de "résistance" des électeurs face à certains arguments et enjeux construits ? Par quels processus gèrent-ils le flux d’information et l’exposition à une multitude de messages politiques pendant un période qui, de fait, s’étale sur de nombreux mois conduisant d’une pré-campagne "non dite" à l’élection ? De quelle manière s’opère le choix, la sélection, la hiérarchisation des enjeux d’une élection : les électeurs sont-ils "orientables" en dehors des préoccupations de long terme sur l’emploi et le pouvoir d’achat ? Finalement, la question est de savoir comment, en fonction de leurs préférences plus ou moins structurées et intenses, les électeurs réagissent au temps de la (pré)-campagne : certains sont-ils prédisposés à systématiquement voter (et toujours pour le même parti) et d’autres sont-ils plus susceptibles de changer de comportement d’une élection à la suivante en fonction de l’offre électorale et de la dynamique des campagnes ? L'influence de la campagne électorale est-elle potentiellement la même pour tous les électeurs ou bien varie-t-elle systématiquement en fonction de variables identifiables ? Pour saisir dans toute leur complexité ces questions, des thèmes comme ceux du "framing", de l'amorçage ou de "l’agenda setting" seront tout à fait pertinents.

3/ Le temps de la décision électorale ou l'actualisation des préférences
Le troisième volet de cette table ronde vise à comprendre de quelle manière les prédispositions de long terme, sous l’influence de la campagne électorale, se traduisent concrètement dans une "décision électorale". Il s’agira ici d’intégrer les apports de la psychologie politique et les études sur la transformation des " party utilities " en choix. La science politique américaine nous livre depuis quelques années de nombreuses réflexions et observations sur ces questions : le vote peut également se lire à travers le "processing" de l’information, le rôle des émotions, le lien entre les qualités attribuées aux candidats et les décisions de vote. Selon la nature du scrutin, le rôle des différents candidats, leur "image" et leur personnalité, peut jouer un rôle plus ou moins important. Ce type d’approche est encore peu développé en France alors même que la personnalisation de l'élection présidentielle, notamment, ne cesse de s’affirmer. Il sera particulièrement intéressant de s'arrêter sur le thème des reports de voix et de l’enchaînement des décisions électorales.

Une courte session finale sera l’occasion de discuter des papiers de synthèse, qui aborderont de façon transversale le thème de l’approche longitudinale du vote ou qui proposeront des approches méthodologiques innovantes quant à la manière de travailler cette question.