Table ronde 6

Les violences symboliques dans les relations internationales

Responsables scientifiques :
Thomas Lindemann (SPIRIT / Université Montesquieu-Bordeaux IV) lindemannt@yahoo.com
Dario Battistella (SPIRIT / IEP de Bordeaux) d.battistella@sciencespobordeaux.fr

 

Si les rivalités stratégiques ou économiques persistent sur la scène internationale, des acteurs de plus en plus nombreux s’insurgent contre le manque de respect, l’arrogance, voire le mépris qu’ils subiraient de la part d’autrui, qu’il s’agisse du déni de génocide arménien, des effets positifs de la colonisation et de l’esclavage, du choix des immigrés par certains pays occidentaux, du blasphème des caricatures de Mahomet, de la désignation de certains Etats comme rogue states, du comportement de soldats américains en Irak voire de la torture à Abou Ghraib et Guantanamo, etc.

Partant de l’hypothèse que de nombreux conflits sur la scène internationale sont liés aux atteintes portées à l’intégrité vécue des acteurs et aux réactions provoquées par ces atteintes, notre table ronde se propose d’aborder cette dimension négligée de la conflictualité internationale contemporaines à l’aide de la notion de violence symbolique.

On peut distinguer trois grandes approches de la violence symbolique en sciences sociales. Au-delà de leurs point communs — refuser le postulat de l’homo economicus poursuivant des intérêts exclusivement rationnels et postuler que le désir de reconnaissance, id est d’évitement des violences symboliques, est important pour des raisons émotionnelles (la valorisation de soi), cognitives (avoir une identité) et même "matérielles" (une bonne réputation peut procurer des avantages matériels) —, elles éclairent chacune une dimension de ce phénomène.

Dans une première perspective objectiviste, telle qu’on la trouve chez Pierre Bourdieu, les violences symboliques désignent surtout la "méconnaissance fondée sur l'ajustement inconscient des structures subjectives aux structures objectives" des dominés par une idéologie occultant les rapports de force. Ayant intériorisé leur infériorité, les dominés consentiraient à leur propre exploitation. La violence symbolique serait une idéologie parvenant à justifier la soumission via l’imposition de croyances. Cette perspective insiste sur l’effet stabilisateur des violences symboliques.

Dans une deuxième perspective, objectiviste-psychologique, la violence symbolique a une signification propre, celle de porter atteinte à l’image de soi (P. Braud). Il existerait des violences symboliques qui ne visent nullement à légitimer les dominants, de la torture représentant aussi une dénégation de la valeur morale de l’individu qui la subit aux humiliations gratuites telles que le triomphalisme après une guerre — cf. la mise en scène de la capture de S. Hussein. Ici, la violence symbolique prend en "considération toutes les ‘blessures’ infligées à l’identité, associées ou non à des actes matériels".

Enfin, selon une troisième perspective intersubjective-interactionniste d’inspiration goffmanienne, le manque de reconnaissance peut être défini comme la différence entre l’image revendiquée et l’image renvoyée par autrui. Plus l’écart s’avère important, plus le sentiment d'humiliation serait fort. Le sentiment de subir des violences symboliques est le produit d’une rencontre entre l’acteur offensé et l’acteur offensant. Même parmi les comportements les plus respectueux, certains peuvent être perçus comme atteinte à l’honneur.

Il ne s’agit pas de trancher entre ces trois conceptions. Elles sont loin d’être incompatibles. Les violences symboliques, dont l’effet dépend aussi du référentiel identitaire des acteurs victimes, peuvent aussi bien produire des effets de légitimation des dominants que stimuler des révoltes contre eux. On cherchera plutôt à tester la pertinence heuristique de ce concept pour une meilleure compréhension de la conflictualité internationale, et ce sur une multitude de terrains empiriques allant de l’origine et de l’effet identitaire des inégalités structurelles aux pratiques discursives en passant par le protocole diplomatique.

1. Les violences symboliques dans les structures internationales

Les structures inégalitaires de la politique internationale constituent une réalité tangible et matérielle. Si toutes les inégalités forment des sources potentielles de violences symboliques, ce sont plus particulièrement les inégalités politiques qui sont ressenties comme blessantes, car elles concernent le principe sacré du sujet autonome. Ainsi, la puissance militaire écrasante des Etats-Unis est souvent ressentie comme une humiliation par des Etats plus faibles. La lutte contre la prolifération nucléaire est perçue en Iran ou en Corée du Nord comme une politique de mépris et non comme une politique de stabilité. Certains observateurs estiment que le terrorisme international se nourrit de l’arrogance de la puissance américaine.

Quant aux inégalités socio-économiques et culturelles, elles produisent aussi des conséquences au niveau de l’estime que les nations et les personnes ont d’elles-mêmes. La radicalisation de certaines régions musulmanes peut tenir moins à une pauvreté réelle qu’à une pauvreté relative et perçue comme subie et donc injuste. La propagation des images de l’american way of life grâce a la multiplication des flux transfrontaliers ou du tourisme est-elle susceptible d’encourager des frustrations identitaires provoquant des réactions de rejet violent, comme semblent l’attester certains attentats récents, à Bali et ailleurs ?

2. Les violences symboliques dans les institutions et interactions diplomatiques

Les institutions internationales reflètent ces inégalités internationales en conférant plus de poids décisionnel aux Etats les plus puissants. Les plans d’ajustement structurel ou certaines opérations d’interventions humanitaires sont le fruit de décisions souvent perçues comme un diktat émanant des Etats-Unis ou de leurs alliés. Les institutions internationales sont-elles capables de conférer une plus grande légitimité aux décisions en les rendant moins blessantes pour l’estime des Etats qui les subissent, ou bien augmentent-elles la blessure narcissique du fait de l’assimilation des normes prédominantes aux puissances occidentales ?

Il convient de s’interroger sur les violences symboliques véhiculées par les offenses rhétoriques. Que se passe-t-il lorsque les décideurs d’un Etat rabaissent, intentionnellement ou non, leurs interlocuteurs ? Lorsqu’ils s’estiment autorisés à donner des conseils sur la politique intérieure, comme ce fut le cas avec l’Autriche au moment de la participation gouvernementale de J. Haider, lorsqu’ils ignorent les sensibilités historiques d’autrui, lorsqu’ils se montrent totalement indifférents à son sort ? Quelles sont les conséquences du manque de tact diplomatique sur la scène internationale ? S’agit-il d’un phénomène secondaire ou bien est-il possible que de telles offenses déclenchent des réactions violentes, y compris matériellement agressives ?

3. Les violences symboliques dans les pratiques discursives

Qu’en est-il des discours de stigmatisation sur la scène internationale, de la désignation des Etats voyous à la négation de la forme étatique d’organisation politique subie par, entre autres, les Palestiniens, les Kurdes, les Tamouls, etc. ? Peut-on établir un lien entre exclusion discursive et radicalisation idéologique et politique, étant donné les dynamiques propres des manipulations symboliques, comme dans le cas de la diabolisation des Etats ennemis qui peut rendre impossible la conclusion d’une paix de compromis même si elle est perçue comme souhaitable par l’élite dirigeante ?

Enfin, les pratiques discursives peuvent-elles contraindre leurs émetteurs ? Est-il imaginable par exemple que des dirigeants "manipulateurs" deviennent eux-mêmes victimes de leurs propres images d’ennemi, en étant forcés de punir un adversaire diabolisé pour ne pas voir leur propre légitimité contestée : on pense aux démocraties occidentales dans leur confrontation avec Milosevic.

Notre propos est d’examiner ces différentes facettes des violences symboliques dans les relations internationales contemporaines, sans déterminer a priori la nature dépendante ou indépendante de cette variable dans les processus d’endiguement, d’émergence, ou de diffusion, des violences physiques.

Round table 6 : Symbolic violence in international relations

In contemporary international politics, more and more actors are complaining about the lack of respect, arrogance and even contempt they feel form behalf of other actors : for instance, Armenian, African and Islamic populations and authorities have been hurt by, respectively, the denial of the Armenian genocide by the Turkish state, the claim made by some Western states that colonisation and slavery has had a positive impact, the publication of the Muhammad caricatures in a Danish newspaper. Postulating that a great number of international conflicts are linked to insults relative to the subjective integrity of actors and to the reactions provoked by these injuries, our panel proposes to explore this often neglected dimension of international politics through the concept of "symbolic violence", implicitly or explicitly used in political science and sociology by various authors such as P. Bourdieu, E. Goffmann and P. Braud.

We would like to test the heuristic relevance of the concept for a better understanding of contemporary international conflicts, by investigating a great variety of empirical domains, from structural inequalities to discursive practices via diplomatic protocols.

1. Symbolic violence in international structures

Structural inequalities constitute an obvious reality in international politics. Do they also represent a potential source of symbolic violence? In the strategic realm for instance, is it possible to assert that international terrorism is fed by the perception of the US superpower’s arrogance? Likewise, concerning social-economical and cultural inequalities, is an apparently neutral phenomenon like tourism likely to favour the clash of civilizations?

2. Symbolic violence in international institutions and diplomatic protocols

Concerning international institutions, to some extent they reflect the international inequalities by giving more decisional weight to the stronger states. Are the international institutions apt to confer a greater legitimacy to decisions by making them less hurtful for the self-esteem of states which are subjected to them, or do they to the contrary increase the offended narcissism because of their assimilation to Western powers? Furthermore, what are the consequences of a lack of diplomatic tact in international politics? Is this an epiphenomenon or is it possible that such offences provoke violent reactions?

3. Symbolic violence in discursive practices

Last, but not least, what kind of effects do stigmatizing discourses produce in international politics? Concerning the targets of such discourses, is there a link between discursive exclusion and ideological and political radicalisation, in the case of the so-called rogue states for instance? Concerning the actors using stigmatizing discourses, is it imaginable that they become victims of their own images and prophecies, in the sense that they are constrained to punish their adversary, qualified as inherently evil, if they want to preserve their legitimacy?

These and many other questions are welcome. Our aim is to examine different aspects of symbolic violence in contemporary international relations without presuming the dependent or independent nature of this variable in the process of the emergence and propagation of physical violence.