Hommage à Bruno Etienne (1937-2009)

Bruno Etienne vient de nous quitter. Professeur à l'Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, fondateur de l'Observatoire du religieux et membre de l'Institut Universitaire de France, auteur de plusieurs ouvrages  sur le fait religieux, et notamment L'islamisme radical (1987) et La France et l'islam (1989), il restera aussi un grand pédagogue qui a fait naître nombre de vocations d'enseignants chercheurs en science politique.
L'AFSP partage la douleur de ses collègues et étudiants de l'Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence et présente ses plus sincères condoléances à Maryse Etienne et à ses enfants.


Le Bureau et le Conseil de l'AFSP

En cette deuxième moitié des années 80, étudier en première année à l’Institut d’études politiques d’Aix en Provence signifiait avoir droit à un cours d’initiation à la science politique. Tout le contraire d’un cours académique sur la « vie politique » ! Ce cours, en effet, était assuré par Bruno Etienne. Féru de religion et d’étymologie, celui-ci nous avertit rapidement que s’initier à la science politique revenait à être admis au culte d’une divinité et à la connaissance de ses mystères. Cette discipline inconnue vers laquelle il se proposait de nous guider n’était rien de moins qu’une « ascèse et une herméneutique ». Bruno Etienne affirmait également qu’il vaudrait mieux garantir un cours de science politique à chaque enfant plutôt que de se soucier de lui ouvrir un carnet de caisse d’épargne. La Skholè, répétait-il par ailleurs, c’était le temps libre.
 
Bruno Etienne a représenté pour nous une découverte frontale des sciences sociales, qui passait par la provocation systématique, le rire, l’irritation, la séduction. Sa pédagogie à nulle autre pareille n’hésitait pas à bousculer ces « jeunes Messieurs pressés », « grimpeurs sociaux périphériques », pétris de certitudes, convaincus d’incarner  « la future élite de la nation ». « Etienne », c’était la garantie du show, et bien plus que cela. Une pédagogie qui passait par des katas de Karaté, des longues citations de Bourdieu, Lacan, Durkheim, Lévi Strauss, Mauss, des histoires sur sa voisine qui préférait sa cousine, des formules assassines contre les « mamelouks de la superstructure »… Les plus scolaires se plaignaient de ne jamais parvenir à noter l’intégralité de ces citations décochées telles des flèches : « la société se paye toujours de la fausse monnaie de ses rèves », « il n’y a de science que du casher », « l’État français est césaro-papiste… en fait » ; les plus rétifs s’interrogeaient avec terreur sur le sens véritable de ces énoncés. Il s’agissait d’une pédagogie de la surprise, du décalage, du détour, parfois de l’obscurité et du pas-tout-à-fait-expliqué, mélange de rigueur, de poésie et d’invitation à la lecture plutôt qu’à la révision des notes de cours. La formule « posez vos stylos : je vais dire quelque chose d’important » semait en début d’année la consternation. Souvent son cours constituait une invitation au doute mais énoncée sur un ton de certitude absolue. Et le grand amphi ne désemplissait pas.
 
À la pause du déjeuner, « ascèse », « herméneutique », « structures structurantes et structurées », « césaro-papisme », revenaient des manières les plus incongrues dans nos discussions maladroites. Nous avions 18, 19 ans. Nous ne comprenions pas tout, loin de là, certaines phrases, et certaines choses, nous ne les avons comprises que bien plus tard. Mais nous comprenions au moins que cela en valait la peine, nous saisissions confusément que l’on pouvait se passionner pour les sciences sociales. L’arrogance changeait de camp : ceux qui avaient choisi la section « politique et sociale » regardaient de haut des « écofis » ou des « SP » qui s’excusaient presque.
 
Un jour, Bruno Etienne est arrivé ulcéré en chaire, en rageant que ces presses « soit-disant universitaires de France » envoient bientôt au pilon le traité de science politique dirigé par Jean Leca. Je suis sortie de l’IEP, j’ai descendu la rue et ai acheté les 4 volumes. A l’époque je ne pensais pas encore faire de science politique.
 
Un jour, Bruno Etienne nous mit au défi. Nous ne parviendrons jamais à penser par nous même si nous étions incapables d’envisager l’apprentissage du vocabulaire des sciences sociales comme une « véritable discipline »: chaque jour, à chaque instant, sans relâche ! J’ouvris alors un classeur, et tel l’un de ces bénédictins des religions sur lesquelles Etienne aimait enseigner, je me jurai de l’alimenter d’au moins trois à quatre fiches lexicographiques hebdomadaires. La science politique devint pour moi une préoccupation directement indexée sur cette sourde culpabilité qui grandissait à chaque retard pris sur le programme que je m’étais fixé.

Un jour, Bruno Etienne mimant une indignation incrédule avait pris à parti ses étudiants au sujet des déclarations d’un premier ministre. Il avait allumé sa télévision et justement il s’agissait d’une interview touchant un problème public quelconque. Le ministre assurait avec une pédagogie bonhomme qu’il allait expliquer tout cela, d’ailleurs c’était simple. Bruno Etienne étouffant encore de rage comme s’il y voyait une attaque personnelle déclarait avoir immédiatement éteint son poste : « Quand un type vous dit que la politique ou la société c’est simple, soit il est idiot, soit il vous prend pour des cons ; de toute façon il vous méprise. La société ce n’est jamais simple ! Qu’est ce que ce connard croit qu’on met dans nos livres ? ».

Peut-être aucun de nous trois ne se serait-il orienté vers les sciences sociales sans leur découverte par l’intermédiaire de Bruno Etienne, même si cela a aussi voulu dire se détacher de lui – comme son enseignement nous y invitait. Conscients de ce que nous lui devons, nous tenons aujourd’hui à lui rendre l’hommage qu’il mérite.

Philippe Juhem, Johanna Siméant, Christophe Traïni

 

A lire également :

Bruno Etienne, sociologue, spécialiste des religions, Le Monde, 6 mars 2009

Décès de Bruno Etienne, spécialiste de l’islam, La Croix, 6 mars 2009