L'AFSP s'associe, avec le Département de science politique de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, pour saluer la mémoire et l'œuvre de Madeleine Grawitz, professeure émérite de science politique et ancienne membre de l'AFSP, disparue cette semaine.

 

L’un des temps forts du 8ème congrès de l’Association française de science politique, sans doute le plus chargé en émotion, fut l’accueil de Madeleine Grawitz par les centaines de politistes rassemblés à cette occasion.

Beaucoup d’entre eux voyaient pour la première fois l’auteur du Dalloz et du Traité, qu’ils avaient tous lus et souvent cités. Mais nous étions quelques-uns ce jour-là — c’était le jeudi 15 septembre 2005 — à retrouver l’un de nos maîtres les plus respectés.

Car c’est à Lyon que se tenait ce congrès, et c’est à Lyon que Madeleine Grawitz avait été nommée Chargée de cours, en 1952, puis Professeur de droit public et science politique, en 1954, avant de rejoindre la Sorbonne en 1967. Notre discipline n’avait alors pas encore conquis sa pleine autonomie. Et si quelqu’un peut être considéré comme ayant contribué de façon décisive à amarrer l’analyse du politique aux sciences sociales, c’est assurément Madeleine Grawitz.

Demander à des étudiants en droit de conduire des enquêtes par questionnaires ou des entretiens auprès d’élus ou de candidats, n’était pas monnaie courante au milieu des années soixante. Atypique aussi avait été son choix de créer et de diriger un Centre d’éducation ouvrière — atypique mais cohérent, pour cette licenciée de philosophie qui avait consacré sa thèse de droit à la condition des gens de maison. Elle fut aussi à cette époque une pionnière, tant dans l’étude de l’abstentionnisme que dans ce qu’on n’appelait pas encore gender studies, mais aussi par le recours aux ressources de la psychologie en science politique.

L’image que Madeleine Grawitz avait donnée d’elle en ce 15 septembre 2005 avait frappé tous les collègues présents. C’était décidément une grande personnalité du monde académique à qui nous rendions hommage.

Un hommage que nous renouvelons aujourd’hui, mais in absentia.

Paul Bacot, 26 juin 2008


Madeleine Grawitz (1911-2008)

Il y a eu une Madeleine Grawitz avant celle que nous connaissons. Elle-même a tenu à nous le rappeler par le portrait surprenant qui ouvre les Mélanges qui lui furent offerts, Mélanges qui témoignent aussi de la variété de ses relations intellectuelles. Avant d'être brillamment reçue à l'agrégation de Droit public avec notamment une remarquable leçon sur Léon Blum, elle avait connu… Léon Blum précisément, mais aussi Henri de Man et son ami de jeunesse André Roussin qu'elle appelait "Dédé" et avec qui elle écrivit Hélène ou la joie de vivre, un grand succès de l'époque. Roussin, qui fut de l'Académie française, est quelque peu oublié (provisoirement ?) aujourd'hui, si on le compare à son grand aîné Sacha Guitry. Il est au Purgatoire ou dans l'Enfer de l'amnésie en compagnie de Marcel Achard et même Jean Anouilh. Bien des membres actuels de l'Académie y sont déjà, de leur vivant. C'est à se demander si certains, comme dans L'habit vert de Robert de Flers et Arman de Caillavet n'y sont pas élus parce qu'ils sont en Enfer depuis leur naissance intellectuelle.

Je commence cette épitaphe sur ce ton incongru, guilleret et vaguement vachard, parce que c'était exactement ce qu'était Madeleine Grawitz, par ailleurs d'une courtoisie académique irréprochable. Dessous, l'espièglerie se cachait, perçant parfois le vernis bourgeois qui restait cependant en place. Je la vis pour la première fois à la vénérable "conférence d'agrégation", au dernier étage du bâtiment du Panthéon, que Marcel Prélot appelait "la conférence au sommet". Nous étions au temps de Nikita Khrouchtchev qui chérissait la formule. Nous étions aussi au temps des concours de Droit public à 40 candidats et 7-8 places (c'est à-peu-près le ratio des concours de Science politique en 2008, celui-ci étant moins favorable avec 50 candidats pour x places mais n'anticipons pas). Madeleine Grawitz venait d'être agrégée et nommée à Lyon qui ne brillait pas par une fantaisie débridée. Jean Rivéro, directeur de la conférence, lui demanda de présenter dans les 45 minutes alors sacro-saintes de la "leçon" ("deux parties de chacune deux sous-partieset pas de conclusion s'il vous plaît") son expérience de nouveau professeur, et femme en plus; dans une Faculté exclusivement masculine où l'on arrivait à 30 ans environ et que l'on ne quittait qu'à la mort ou à la retraite, alors à 70 ans. Les élections à Paris étaient peu fréquentes et d'ailleurs déconseillées. Les choses devaient changer dans les années 1960 mais pas considérablement. Je n'étais pas encore docteur (ce devait donc être début 1959, à moins que ce n'ait été encore plus tôt, peut-être 1958-57) et j'étais venu sur les conseils de Jean-Louis Quermonne, quasiment débarquant d'un Alger ex-provincial ou colonial devenu un temps le centre de toutes les préoccupations politiques de Paris, voir avec crainte et tremblement ce qui se passait dans cette petite salle où siégeait en bout de table un petit homme (Rivéro) qui ne nous donnait pas envie de plaisanter sur sa taille, ni sur rien d'ailleurs. Arrive alors une petite dame, assise à la place du candidat, face au directeur de la conférence, qui se met à nous faire une impeccable leçon en deux parties dont j'ai à peu près tout oublié sauf que des collègues raides, empesés et soupçonneux ("à Lyon, tout se sait" me dit le doyen Trévoux quand j'y arrivai à mon tour comme assistant en 1958-59, pour me dissuader de loger dans une résidence étudiante) pouvaient dissimuler des trésors inattendus d'humanité. Et Madeleine de conclure avec une explication de l'ouverture des Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Wagner, combinant dans sa superbe polyphonie le thème majestueux des Maîtres et celui du chant de concours de Walther, le jeune et insupportable non-conformiste amené à la victoire par le réformateur quadragénaire Hans Sachs, qui, au passage paiera le prix fort en renonçant à épouser la jeune Eva qui ira à Walther. On l'aura compris, Madeleine Grawitz n'était pas une très bonne sociologue, du moins par les canons de la vulgate de la construction sociale de la réalité et de la tyrannie de l'habitus. Elle ne fut pas davantage un Beckmesser (elle dirigea avec générosité les thèses de Bernard Lacroix et Raphaël Draï parmi beaucoup d'autres dont Pierrette Rongère, Paul Bacot et même Jean-Jacques Queyranne qui fit une jolie carrière politique) mais était convaincue, c'était le sens de sa leçon, que même un Beckmesser peut parfois se comporter autrement que ses dispositions ne le poussent à le faire. Ce n'était pas le cas dans Les Maîtres Chanteurs mais, que voulez-vous, le pauvre homme était lui aussi amoureux de la jeune première. La psychologie a ses raisons, ce sera plus tard un des domaines de prédilection de Madeleine.

"Mademoiselle, vous avez conclu!" lui dit Rivéro avec l'air d'une poule qui aurait trouvé un couteau. Elle ne pouvait rien faire tout à fait comme les autres, tout en étant à des myriades d'années lumières de la provocation. Jury d'examen écrit à Lyon présidé par le doyen, l'économiste Trévoux déjà mentionné, j'en faisais partie étant docteur de l'année précédente, on ne plaisantait pas à Lyon, les assistants peuvent noter les T D mais ils ne font passer d'examen que s'ils étaient docteurs, ah!mais! Arrivée de Madeleine avec un panier de cerises de son jardin des Monts Dore. Trévoux fit à-peu-près la tête de Rivéro face à la conclusion inattendue. Il eut la bonne grâce d'y goûter, mais tout de même, des cerises dans un jury! Quelques années après, il aurait dû en voir bien d'autres mais il avait déjà pris une bienheureuse retraite.

La suite est mieux connue, au moins des vieux. Dalloz demande la production d'un "précis" de "Méthodes des sciences sociales" pour les Facultés de droit: il fallait bien se plier aux diktats de programmes ministériels, nourris par l'obstiné Maurice Duverger, soutenu par Georges Vedel. Roger Pinto, grand juriste de droit international et théoricien de l'Etat, est sollicité; mais pour la partie proprement méthodologique, il a besoin de Madeleine Grawitz. Plus tard le "Pinto et Grawitz" devient le "Grawitz" tout seul et fera gagner pas mal d'argent à Dalloz car ses éditions se vendent très bien aussi dans les Facultés de Lettres. Madeleine Grawitz, "montée" à Paris, qui travaille sur le civisme, est même invitée à présenter une communication à l'auguste Académie des Sciences Morales et Politiques, ce qu'elle doit probablement à Suzanne Bastid qui en était membre et avait quelque sens de la solidarité féminine. Honneur rare dans une institution dont la principale originalité est de ne jamais avoir compris jusqu'à ce jour de professeur de science politique, ni comme membre titulaire ni comme membre étranger associé, pas plus Maurice Duverger (celui-ci écarté pour raisons politiques) que Madeleine Grawitz d'ailleurs, au point que l'on peut dire d'elle ce que Charles Péguy disait à juste titre de Durkheim à la Sorbonne: "il n'est pas le patron de la philosophie, il est le patron contre la philosophie", de même l'Académie des Sciences morales et politiques n'est pas l'Académie de la science politique, elle est l'Académie contre la science politique.

Nonobstant, des départements de science politique se créent. Madeleine est de l'aventure de celui de Paris I, sans prétendre disputer leur place aux ténors que sont Maurice Duverger et Marcel Merle ou à l'activiste militaire militant qu'est Pierre Dabezies. Elle participe activement mais elle vient de Neuilly comme elle venait des Monts Dore à Lyon, en visite chez les propriétaires, et elle y fait son travail jusqu'à la retraite, venue tôt dans sa carrière du fait de son accession tardive au professorat, ce qui l'empêchera de présider le jury d'agrégation de science politique. C'est alors qu'en 1976, elle se prend de sympathie pour moi (les résultats du concours que je présidais et qui consacrèrent le succès de deux de ses élèves n'y furent sans doute pas étrangers) et me propose quelques temps après de co-éditer un Traité de science politique que Dalloz souhaite lui confier, peut-être pour concurrencer le multi-volumes jamais tout à fait achevé de Georges Burdeau à la L G D J ? Je ne le saurai jamais car, effrayé peut-être par l'ampleur et surtout l'orientation de notre projet, Dalloz nous "lâche" froidement et je n'ai aucune peine à l'époque à faire accepter notre maquette de quatre volumes par Michel Prigent aux P U F. Il n'en irait pas de même aujourd'hui où tout ce qui dépasse 128 ou 220 pages est vu avec la plus grande méfiance par nos généreux éditeurs, la collection "Léviathan" elle aussi aux P U F étant l'exception. Cette maquette est sortie d'une petite réunion tenue dans un minuscule bureau de la Sorbonne et comprenant Madeleine, Georges Lavau, Bernard Lacroix et moi (j'oublie peut-être quelqu'un mais l'exiguïté de la salle me garantit des grosses erreurs). Madeleine et moi lui donnâmes une forme définitive et je suis encore frappé du relativement petit nombre de désaccords sérieux que nous eûmes (tantôt elle gagnait, tantôt moi). Le "Traité" sortit en 1985, ignoré aussitôt par l'Académe pourtant prodigue en prix pour les petits camarades, et longtemps par les Facultés de droit restées fidèles au "Burdeau". Peu importe car je me souviens aussi très vivement de l'adhésion quasi-immédiate de tous ceux dont nous sollicitâmes la contribution. Mon charisme personnel n'y était pour rien, je n'en dirai pas autant de celui de Madeleine, fait de patience discrète et d'une formidable obstination. En 2005, nous lui rendîmes hommage au VIIIème Congrès de l’A F S P de Lyon où elle était venue en voisine, amenée par l'assistance attentive de Paul Bacot qui lui rend également hommage sur ce site.

Un mot pour finir sur trois choses qui m'impressionnent rétrospectivement: une puissance de travail fascinante chez une personne aussi frêle et aussi physiquement souffrante, son formidable chapitre "Psychologie politique" dans le volume III du Traité en témoigne; une simplicité la faisant avouer ses ignorances au lieu de prendre l'air entendu de celle "qui est dans le coup", cela a peut-être un lien avec une troisième qualité, une indifférence assez rare aux honneurs et aux "grandeurs" de la terre (mais non à ses biens matériels, elle n'avait rien d'une ascète); elle ne fréquenta guère les congrès internationaux, ne se poussa jamais dans les lieux de pouvoir académique et culturel, ne manifesta jamais, au moins dans nos conversations, d'amertume devant les oublis ou ingratitudes dont elle aurait pu se plaindre, ce qui est incongru dans un monde aux egos surdimensionnés (elle s'amusait parfois, de "Maurice", seul survivant aujourd'hui de cette classe d'âge). Auto-satisfaction de bourgeoise qui savait ce qu'elle était ? Souvenirs d'autres vies qui furent passionnantes sinon toujours drôles ? Ou plus simplement, goût du "visiteur" qui ne se lasse pas de découvrir jusqu'à ce que le grand âge lui enlève jusqu'à ce goût ?

En guise d'envoi: Madeleine Grawitz était parfois horripilante, c'est peut-être son plus beau titre à notre reconnaissance.

Jean LECA, 30 juin 2008

 

 

Hommage de Jean-Claude Colliard, Professeur de science politique à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, ancien directeur de l'UFR 11.