In Memoriam
Stuart HALL (1932-2014)

Le nom, l’œuvre de Stuart HALL sont longtemps restés sans grand écho dans les sciences sociales françaises, et singulièrement en science politique. Pareille phrase pourrait d’ailleurs ouvrir bien des nécrologies d’éminents universitaires et intellectuels étrangers tant une des plaies de l’édition française tient dans un quasi-art de combiner retards à traduire, non-traductions de grands textes et promptes traductions d’œuvres inutiles.
 
 Hall fut – avec Hoggart, Thompson et Williams – l’un des quatre initiateurs des cultural studies britanniques. Définir ce courant d’études est devenu périlleux. Il tend aujourd’hui à revendiquer d’éclairer un nombre sans cesse en extension d’objets. Ayant acquis un mélange instable de quartiers de légitimité scientifique et d’avant-gardisme idéologique, il fait l’objet d’entreprises de captation et de redéfinition. Suggérons minimalement qu’il s’agit d’un ensemble de travaux, cherchant à combiner des ressources méthodologiques et théoriques venues des études littéraires, de la sociologie et de l’histoire qui ont entrepris de contester la vision légitimiste d’une culture réduite aux œuvres présentes dans les musées et manuels de littérature, de valoriser une définition plus anthropologique. Ce sont donc les styles de vie, et d’abord des classes et jeunesses populaires, le rock et le jazz, les romans d’amour d’Harlequin, le flux télévisuel, le prêt-à-porter, les fast-foods, la publicité qui ont fait l’objet de l’attention des cultural studies. Au-delà d’objets, c’est une posture épistémologique qui a fait le meilleur de ce courant : souci d’un regard ethnographique, à hauteur des pratiques, bienveillant, mais défiant face aux complaisances populistes et aux célébrations niaises. Approche de la culture ordinaire, mais approche en quelque sorte dédoublée. Elle visait à la fois à faire sens des cohérences dans la « culture du pauvre » pour reprendre un titre francisé de Richard Hoggart, et plus encore à penser ces pratiques et ressources culturelles dans une perspective politique, ce que Jean-Claude Passeron nomme « culturologie externe ». En quoi des savoir-faire, des dispositions, des consommations culturelles peuvent –elles contribuer à conforter l’ordre social ou, au contraire, à mettre les cailloux de la résistance dans les engrenages des modes de domination ?
 
 Né en 1932 dans une famille Jamaïcaine socialement ascendante – son père fut le premier non-blanc à accéder à une position d’encadrement dans la branche locale d’United Fruit – Hall rejoint la Grande Bretagne pour étudier à Oxford, dans un contexte d’immigration-insertion des Caribéens  bien mis récit par les beaux romans de Colin McInnes (City of Spades, en particulier). C’est dans une temporalité tant spécifiquement britannique, que dans celle qui voit l’émergence des « nouvelles gauches » européennes que Hall contribue à faire décoller ce qui deviendra en 1960 la bientôt fameuse New Left review qui explore les voies d’une alternative de gauche antistalinienne et allant au-delà d’un travaillisme assoupi. De façon caractéristique, Hall prend pour se dévouer à ce projet le risque de saborder sa carrière, arrêtant sa thèse de lettres, devenant professeur remplaçant dans le secondaire, à Brixton, pour faire vivre la Review. Il n’abandonne pas pour autant la recherche et publie en 1964 (avec Paddy Whannel) « ‘The popular Arts » où il maque son intérêt pour une culture non consacrée, films Hollywoodiens, jazz en particulier. Remarqué par Hoggart, il va alors rejoindre le Centre for Contemporary Cultural Studies qui s’établit alors à Birmingham. Il va de facto assumer très tôt la direction de ce qui sera l’espace instituant des Cultural Studies, Hoggart ralliant l’Unesco à Paris.
 
 Ses quinze années à Birmingham permettent de souligner trois traits de Hall. Le premier tient à ses contributions scientifiques, l’une des plus connues étant le fameux « encoding-decoding », texte matrice d’une large partie des reception studies à venir. Mais Hall alimente aussi une féconde réflexion, sollicitant les notions d’idéologie, d’hégémonie, contribuant à importer ce qui luis semble à même de dé-dogmatiser, de rendre sensible au culturel la pensée marxiste britannique. Le collectif Policing the Crisis (1978) sur la constitution en problème public d’une délinquance de rue, identifie avec une prescience confondante les traits du thatchérisme qui s’amorce. Hall n’est au demeurant pas un énorme producteur de livres. Son talent, son génie plus d’une fois est ailleurs. Il est d’abord un extraordinaire animateur d’équipe. Si Birmingham est appelé à rester sur une carte des sciences sociales du XXème  siècle (Brunsdon, Frith, Hebdige, McRobbie, Morley, Willis) c’est par le talent de catalyseur, de mentor, de porteur de projets de Hall qui apparaît bien plus souvent comme un propulseur décisif de grandes contributions collectives que comme auteur solo. Hall avait, à la fin de sa vie, le label de « parrain du multiculturalisme », titre peut être ambigu de part le flou des usages de la notion, mais aussi parce que Hall, tout en étant partie prenante d’une réflexion sur la dimension « ethnique » des rapports sociaux, des stigmatisations visant les minorités visibles aura là aussi été plus celui qui contribua à l’éclosion d’œuvres comme celle de Gilroy ou de Mercer que le théoricien de ce concept.
 
Ce qui fait la singularité de Hall, c’est aussi une capacité étonnante et une énergie prodigieuse à mener des allers-retours du politique à l’académique. Des allers-retours : Hall n’a jamais cédé au radicalisme de campus consistant à laisser croire que la production de textes théoriques – de préférence amphigouriques – était l’action la plus propre à terroriser les puissances sociales établies. Il n’a jamais symétriquement cédé au réflexe jdanovien de jauger de l’excellence scientifique à l’orthodoxie des produits scientifiques. Il questionnait au contraire la paresse intellectuelle d’une gauche britannique étatiste, ne cherchant pas à comprendre les changements sociaux reflétés par le durable succès de Thatcher. En d’innombrables contributions à des revues, aide à leur lancement, interventions dans l’espace public, il sut à la fois vulgariser sans mutiler des questionnements issus de la recherche de terrain la plus avancée, mais symétriquement adresser au champ scientifique des questions, des connaissances sur le social qui venaient des mouvements sociaux, de composantes mobilisées de l’opinion. Il serait à cet égard stimulant de comparer – non d’identifier – la manière dont Hall et Bourdieu ont pu se confronter à deux défis de la fonction du chercheur investi dans la vie de la cité : selon l’oxymore cher à Patrick Champagne, « intellectualiser la vie politique sans politiser la vie intellectuelle » – au sens d’y plaquer un impératif d’orthodoxie, mais aussi trouver les moyens de diffuser vers ceux qui peuvent en tirer parti les apports des sciences sociales comme possibles outils de résistances aux dominations, d’armement pour penser et se défendre.
 
 Hall a poursuivi sa carrière dans les années 1980 et 1990 comme professeur de sociologie à l’Open University. Retraité mais pas désinvesti, il se consacrera beaucoup dans les années 2000 à lutter contre les injustices racistes, à soutenir des projets de diversité culturelle, mais aussi à combattre le travaillisme sauce Blair, ses mensonges sur la guerre en Irak, ce qu’il percevait comme une réduction de la politique à une vision managériale, incapable de susciter chez les citoyens l’adhésion à quelque chose de plus grand qu’eux.
 
 Hall était un intellectuel assez lucide pour ne pas mériter une hagiographie. On peut aussi suggérer que – souvent piégé par la forme « entretien » de contributions sollicités par de plus jeunes pour des actes de colloque – il se soit parfois répété, cotisant à de presque parodiques « variations sur les thèmes de Stuart Hall », sur un registre pour lequel Dominique Colas parlait de Marxologie. On pourra aussi discuter de l’articulation épistémologique entre son héritage « littéraire » et sa domiciliation graduellement plus sociologique…quant on voit, par exemple, combien l’analyse de la presse dans Policing the Crisis est presque purement externe, indifférente au processus de travail des rédactions.
 
 Reste que c’est un Grand qui quitte la scène politique, intellectuelle et académique. Peu d’universitaires auront comme lui été les promoteurs et régulateurs d’une dynamique scientifique, d’une in-discipline capable d’affecter la morphologie des institutions académiques à l’échelle planétaire. En des temps où la nouveauté semble parfois être le gage de consécrations frelatées, peu ont produit des articles et des livres qui demeurent des références incontournables plus de trente ans après leur rédaction. Mais en rester à ces indicateurs de consécration académique serait un piètre hommage. L’exceptionnalité de Hall est d’avoir su acclimater au milieu intellectuel une qualité qui y est trop peu souvent présente et valorisée : celle d’entrepreneur, de facilitateur d’entreprises collectives, celle d’un intellectuel ne jugeant pas indigne le défi de continuer à réfléchir tout en se colletant à des activités de gestion, de levée de fonds, de médiateur entre des egos sur-dilatés au sein de rédactions. L’observation désigne un second marqueur identitaire : un talent peu commun de passeur entre mondes : de la recherche à la diffusion, de l’université à la politique, des revues savantes aux revues tout court, entre espace public et champ académique. Ajoutons une dernière singularité, alors même qu’en termes de présence dans l’espace médiatique, de statut de porteur de causes politiques (pour le désarmement nucléaire, contre le populisme thatchérien, contre les discrimination raciales) Stuart Hall était doté d’une visibilité rare dans un pays où les « intellectuels » sont moins valorisés qu’en France, Hall n’a jamais eu l’obsession des hochets sociaux. Il a su conjurer ces maladies professionnelles des universitaires que sont le narcissisme et la surestimation du moi.
 
 La question des modalités et formes contemporaines du « métier » – comme activité et savoir faire – d’intellectuel est souvent posée. Il y a quelques bonnes raisons de suivre Anna Boschetti quand elle suggère l’obsolescence du modèle incarné par Sartre. Il n’est pas sur que nous ayons gagné à voir les usages sociaux du savoir canalisés en fade eau tiède et altérations infinitésimales du statu-quo par des think-tanks où même le politiste peine à discerner gauche et droite. Hall peut être ici non un modèle, mais une source de réflexion. Oui, il est possible d’être à la fois un savant, un entrepreneur, un pédagogue de la résistance aux dominations…et même un humain de belle qualité et bonne fréquentation. Hats off for Professor Hall !

Erik NEVEU
 
NB : Peu de textes de Hall sont traduits en français. On trouvera le classique « Encoding-Decoding » dans Réseaux, 68, 1994, pp 27-39, et une série de textes traduits à l’initiative de Maxime Cervulle sous le titre Identités et Cultures. Politique des Cultural Studies (2008), et Le populisme autoritaire  (2008) tous deux aux éditions Amsterdam.
 


Pour information…


http://www.liberation.fr/livres/2014/02/11/stuart-hall-heraut-de-la-culture-pour-chacun_979479