Hommage à Stanley HOFFMANN (1928-2015)


C’est avec beaucoup de tristesse que l’Association Française de Science Politique a appris la disparition de Stanley Hoffmann, décédé le 13 septembre dernier, à l’âge de 86 ans. Ancien assistant de l’AFSP à sa création, Stanley Hoffmann, diplômé de Sciences Po, a enseigné à l’Université d’Harvard pendant presque 60 ans. Spécialiste attentif de la vie politique française et de ses fractures, il a fortement contribué à la suite de Raymond Aron, son maître, au développement des études internationales et européennes. Sa longue bibliographie atteste amplement de sa contribution à notre discipline. Les nombreux docteur.e.s et étudiant.e.s qui ont eu la chance de le croiser ou de travailler avec lui savent ce qu’ils/elles lui doivent.
 
A sa famille, à ses collègues, à toutes celles et ceux qui l’ont connu, entouré et aimé, l’AFSP exprime ses plus sincères condoléances.
 
L’AFSP publie sur cette page les premiers hommages qui lui sont rendus tant en France qu’aux Etats-Unis et organisera en sa mémoire une manifestation ultérieure.
 
Nonna MAYER & Yves DELOYE


In Memoriam
par Virginie Guiraudon, doctorante de Stanley Hoffmann affiliée au Centre d'études européennes de Harvard (1993-1997), actuellement directrice de recherches CNRS au Centre d'études européennes de Sciences Po Paris.

Stanley Hoffmann, Paul and Catherine Buttenwieser University Professor emeritus à l'université d'Harvard, est décédé à 86 ans le 13 septembre à Cambridge, dans le Massachussetts.
Né en Autriche en 1928, Stanley Hoffmann passe son enfance en France entre Nice et Paris. Identifié comme juif par le régime nazi, il quitte Paris avec sa mère autrichienne deux jours avant l'arrivée des troupes allemandes et se cache pendant la guerre dans le Languedoc puis à Nice pour échapper à la Gestapo.
En 1948, il est major de sa promotion de l'IEP de Paris et s'inscrit en droit. Il part cependant en 1951 pour faire un master à Harvard, avec comme camarades de classe Brezinski, Kissinger et Huntington mais aussi Judith Shklar, elle aussi née en 1928,  rescapée du nazisme et formidable théoricienne du politique. Il a été très affecté  par la mort de cette dernière en 1992 et je me disais égoïstement que lui resterait encore avec nous un long moment :  il était frêle mais toujours aussi incisif, l'œil pétillant, avec un humour mordant.
Après son service militaire en France, Stanley Hoffmann retourne à Harvard comme enseignant en 1955, date qui amorce une période de presque soixante ans de bons et loyaux services à cette université. C'est un professeur qui a marqué des générations d'étudiants. Ils furent très nombreux chaque année à écouter sa voix caverneuse à l'accent inimitable dans un grand amphithéâtre. Il était envoûtant dans ses cours magistraux et n'hésitait pas dans son cours de premier cycle sobrement intitulé "War" ("La guerre") à donner à lire Guerre et paix de Tolstoï  comme lecture obligatoire de la semaine parmi d'autres, n'ayant pas trouvé un passage ressemblant à un "executive summary."
Les centaines de chercheurs et de doctorants du monde entier qui ont été affiliés au Centre d'études européennes de Harvard qu'il a fondé en 1969 sont tristes aujourd'hui d'apprendre le décès de cet intellectuel généreux. Ce Centre a joué en effet un rôle fondamental dans les échanges intellectuels transatlantiques en science politique.
"Stanley" était mon professeur et membre de mon comité de thèse. Je l'admirais et en même temps je ressentais  une infinie tendresse pour cet homme qui savait être grave quand il le fallait mais, en toute autre circonstance, nous transmettait son gai savoir, un mélange fait de curiosité intellectuelle, de suspicion envers tous les "-ismes" et de tous les maîtres penseurs.
J'aurais du mal à circonscrire nos conversations dans une sous-discipline de la science politique : Tocqueville et Michelet, De Gaulle, la situation politique en France, l'Europe de Delors (ou pas), la politique étrangère des Etats-Unis. Comment vous faire entrevoir nos conversations en séminaire ou dans le jardin du Center for European Studies, et les complicités partagées lorsqu'un universitaire ou un homme politique invité pour une conférence faisait son fier. "Il est presque aussi brillant qu'il croit l'être" ou "mort aux cons, vaste programme, aurait dit le Général" glissait-il pendant l'intervention des uns ou des autres.
Il savait aussi être particulièrement vigilant. Re-lanceur d'alerte. Enfant ayant grandi dans l'Europe nazie, résolument opposé à la guerre au Vietnam adulte, il a du vivre le retour des populismes en Europe et de nouvelles guerres initiées par les Etats-Unis. Son livre Gulliver's Troubles sur la politique étrangère américaine, publié en 1968, en plein conflit au Vietnam, reste d'actualité lors des deux guerres américaines en Irak.
Son apport à la science politique recouvre de nombreux objets (la France, la construction européenne, l'éthique et les guerres, les mouvements populistes, la politique étrangère des Etats-Unis) et autant de champs ou de sous-disciplines: théorie politique, relations internationales, études comparées. Je rappellerai de façon succincte et subjective quelques unes de ses publications majeures. Son livre Duties beyond Borders qui s'attaque à la question fondamentale de la guerre juste a relancé le débat sur ce sujet à sa parution en 1981. Son article  « Obstinate or Obsolete: The Fate of the Nation-State and the Case of Western Europe » paru en 1966 dans Daedalus est un des articles les plus cités des études européennes. Sa façon de poser les questions sur la construction européenne est  toujours aussi pertinente. Il a bien sûr aussi analysé le système politique français, notamment en publiant une étude sur le mouvement Poujade dans les Cahiers de la FNSP dès 1956 ou en coordonnant les recherches qui aboutirent à la publication The State of France en 1963.
Stanley Hoffmann s'est attaché à dépister et déconstruire les évidences politiques, non seulement dans ses ouvrages et articles universitaires mais dans de nombreuses revues et magazines plus accessibles comme Foreign Affairs. Jamais conseiller du prince, il préférait intervenir dans le débat public et partager ses idées, par exemple dans la New York Review of Books. Ses analyses percutantes, notamment sur la guerre, manquent plus que jamais dans le débat actuel.

A lire également :

Stanley Hoffmann, Harvard scholar of international relations and French politics, dies at 86 (Communiqué de l'Université de Harvard, 13/9/2015)

“Stanley Hoffmann Was One of the Great Professors of Our Time” ( New Republic, 13 sept. 2015)

Stanley Hoffmann, Who Brought Passion to Foreign Policy Analysis, Dies at 86 (New York Times, 13/9/2015)

Disparition de Stanley Hoffmann, "le spectateur engagé" (France Culture, 14.09.2015)

"Stanley Hoffmann, la passion du politique" par Jean-Vincent Holeindre (Sciences Humaines, 14/09/2015)   

"Hommage à Stanley Hoffmann" par Yves Mény pour le Centre d'études européennes de Sciences Po

"Hommage à Stanley Hoffmann, décédé le 13 septembre 2015 : le CSO a perdu un ami" par Olivier Borraz pour le Centre de sociologie des organisations de Sciences Po.