La
formation de l'Etat à Java, du XVIIe au XXe siècle, est inséparable
de celle de la noblesse de robe des priyayi. L'exercice de l'autorité
en est venu à se dire et à se vivre dans les termes propres à
la façon priyayi de se penser et de penser le monde social. La relation
de domination s'est énoncée selon un langage mystique. Celui-ci
pose l'existence d'un envers invisible du réel, et donc d'une manière
spécifique d'acquérir et de mettre en uvre, par la pratique
de l'ascèse, un pouvoir sur soi et sur autrui. Les scribes des palais
ont élaboré une "vision" de Java comme ordre social idéal,
comme domaine moral inaltérable. Ils ont affirmé l'existence d'une
"façon javanaise" de (bien) faire les choses: une "tradition parfaite"
enserrant la vie sociale dans une litanie de règles de conduite, porteuses
d'un rapport particulier de soi à soi. C'est sur cette " vision " de
Java que les premiers hérauts du nationalisme anticolonial, en majorité
issus du milieu priyayi, ont pris appui pour doter la nation à naître
d'une théorie antidémocratique de l'Etat. Mais pour que le Java
éternel des poètes de cour devienne la condition du discours nationaliste,
il fallait que le langage de la "tradition parfaite" cesse d'être une
illusion collective et soit passible d'usages proprement instrumentaux. Dans
la seconde moitié du XIXe siècle, l'Etat colonial néerlandais
en Insulinde était devenu producteur et certificateur d'un " savoir sur
Java ". Concurrençant l'imaginaire de la "tradition parfaite", ce dernier
avait permis aux priyayi de développer un rapport réflexif et
stratégique à leur propre trajectoire identitaire. Cherchant à
lutter contre cette représentation coloniale de Java, mais aussi à
se la réapproprier, les priyayi se sont alors assujettis à leur
règle morale sur un mode inédit. Auparavant, il n'était
possible que d'être priyayi. Il était maintenant possible de le
paraître, de jouer à l'être. A travers l'histoire de la constitution
morale de la noblesse de robe des priyayi, et bien au-delà du seul cas
javanais, cette somme magistrale renouvelle la recherche sur la situation coloniale,
l'historicité de l'Etat, la contingence du nationalisme et la subjectivité
politique.
Romain Bertrand est chargé de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques (CERI). Après avoir consacré ses premières recherches à l'historicité de l'Etat colonial à Java et à la société politique indonésienne, il a étendu ses travaux à la Malaisie. Il a publié Indonésie: la démocratie invisible (Karthala, 2002) et co-dirigé (avec Emmanuelle Saada) un numéro spécial de la revue Politix sur " L'Etat colonial " (2004). Il prépare actuellement un ouvrage sur Islam et politique en Indonésie (à paraître chez Perrin) et co-dirige, en collaboration avec Christian Lechervy, une Histoire politique de l'Asie du Sud-Est (à paraître chez Fayard). Membre du comité de rédaction de Politix, il est co-responsable du Groupe d'analyse des trajectoires du politique au CERI.