Pierre Birnbaum, Géographie de l'espoir . L'exil, les Lumières, la désassimilation, Paris, Gallimard (Collection NRF Essais) 2004

Nul n'ignore plus la différence fondamentale entre le judaïsme de l'Est de l'Europe et celui de l'Ouest.

Le premier était une civilisation, irriguant la vie publique et les institutions communautaires ; c'est en son sein que naquirent les études juives. Le second, qui bénéficia des Lumières et de l'émancipation politique des Juifs, se marqua longtemps par la mise à distance du judaïsme comme mode de vie intégral.

Aussi, lorsque, au cours du XXe siècle, les Juifs acquièrent des positions prééminentes dans les sciences sociales, ils délaissent l'anthropologie, la sociologie ou l'histoire politique des sociétés juives passées ou contemporaines. Pourtant ressurgissent de nos jours, dans les sociétés pluralistes, des tentatives de réinventer un destin collectif, par un effort de désassimilation, comme en écho au judaïsme de l'Est de l'Europe.

Ce paradoxe se comprend qu'au prix d'un grand périple dans les sciences sociales occidentales, de l'Allemagne du XIXe siècle aux États-Unis d'aujourd'hui, en passant par la France et la Grande-Bretagne. On voit le chemin chaotique ouvert par Karl Marx, Georg Simmel et Émile David Durkheim - et que prolongent Raymond Aron, Hannah Arendt, Isaiah Berlin et Michael Walzer - croiser celui que parcourent, de leur côté, Heinrich Graetz, Simon Doubnov, Salo Baron et aujourd'hui Yosef Hayim Yerushalmi. Par beaucoup d'aspects, les études juives contemporaines se présentent comme les héritières de ces géants confrontés, au siècle passé, aux expressions les plus contrastées des Lumières comme des contre-Lumières.