Lynda
Dematteo, L'idiotie en politique, Paris, CNRS Editions Editions de la
MSH, 2007
Extrait de la préface de Marc Abélès : La montée
en puissance de la Ligue du Nord, sa progressive conquête de positions
de pouvoir au plan national, a suscité de nombreux commentaires. On y
a vu l'une des conséquences de l'effondrement du système politique
qui avait dominé l'Italie depuis la Seconde Guerre mondiale. La Ligue
est apparue, au-delà des frontières italiennes, comme l'illustration
d'une montée générale des populismes en Europe. Ses succès
électoraux sont, pour certains analystes, à mettre au compte de
comportements nouveaux chez les électeurs qui, longtemps, se sont exprimés
en fonction de repères idéologiques stables, étant eux-mêmes
intégrés dans un cadre sociopolitique qui déterminait et
délimitait l'espace des choix possibles. En propulsant au sommet de l'Etat
des figures telles que Bossi ou Berlusconi, il est clair que les Italiens ont
rompu avec une tradition marquée par l'antagonisme, longtemps considéré
comme indépassable, entre démocrates-chrétiens et communistes.
Mais au fait, comment une formation politique comme la Ligue du Nord a-t-elle
pu séduire autant de femmes et d'hommes ? Certes, on imagine bien pourquoi
les habitants des provinces du Nord de l'Italie ont pu trouver une séduction
au discours de Bossi, fondé en grande partie sur le rejet de l'Autre,
du Méridional honni. On peut aussi comprendre comment une société
rongée par la crise de la représentation tend à se précipiter
dans les bras des hommes nouveaux qui prétendent la sauver de la partitocratie.
Mais tout cela ne rend pas compte de la spécificité de la Ligue
du Nord et de ce paradoxe : d'évidence, ces gens ne sont pas sérieux,
disent souvent n'importe quoi, et l'attrait qu'ils exercent est pourtant en
grande partie lié à leur outrance. Le premier intérêt
du travail de Lynda Dematteo est de nous faire pénétrer dans l'irrationnel
du politique. De prendre au sérieux cette dimension de l'irrationnel,
de l'excès. Bossi est un bouffon, les leghistes font les idiots : c'est
de là qu'il faut partir si l'on veut comprendre l'impact de cette aventure
politique. Il y a là un parti pris théorique, celui d'analyser
de l'intérieur ce phénomène et de se donner les moyens
de le penser dans toute son originalité, quitte à suivre le fil
conducteur inattendu de la bouffonnerie et de la commedia dell'arte. Et c'est
ce qui rend cette démarche exemplaire de ce que peut apporter une approche
véritablement ethnographique de la vie politique. Si l'on s'immerge dans
un univers politique, c'est moins pour en ramener quelques détails exotiques
que pour restituer une cohérence que l'on ne perçoit généralement
qu'au travers des effets produits sur le public et sur l'électorat. Dans
son livre, Lynda Dematteo fait ainsi ressortir du matériau ethno-graphique
un élément essentiel : l'extraordinaire puissance de l'idiotie,
le travail qu'elle accomplit quant à la subversion des codes et du langage
de la politique instituée. Le succès de la Ligue par rapport aux
courants autonomistes déjà existants avant elle est à cet
égard significatif. Le fait de dire tout haut ce que les gens pensent
tout bas, dans le langage de «l'impolitique», de jouer de toutes
les ressources de la dérision et de l'autodérision, c'est se placer
sur un registre neuf. Mais c'est aussi renouer avec une tradition, qui à
travers la commedia dell'arte a considérablement marqué l'espace
public en Italie. En France, nous n'avons pas le même genre de tradition,
mais la mise en perspective proposée dans ce livre n'est pas sans évoquer
la manière dont un Le Pen joue sur les mots, et les saillies qui lui
sont coutumières. Ce qui est très bien décrit ici, c'est
le malaise de l'ethnologue immergée dans ce monde à l'envers.
«L'anesthésie progressive» face au racisme, le jeu sur le
rire, tout cela est remarquablement bien mis en valeur. Surtout, c'est le passage
de l'autre côté du miroir qui a permis à l'auteur d'aller
à l'essentiel : le processus de subversion carnavalesque. Les actes de
langage de la Ligue embraient parce qu'ils jouent un rôle de dévoilement
par rapport à tout ce qui est insupportable dans le pouvoir institué.
Là encore, par rapport aux régionalismes traditionnels, il y a
une différence de taille : il ne s'agit pas de fétichiser le dialecte,
d'en faire un point de revendication. Il s'agit de l'instrumentaliser dans le
cadre de cette «seconde langue» qu'inventent Bossi et les siens.
Invention d'une langue, invention d'une utopie, la Padanie, invention de rituels
(Pontida, «l'ampoule»), c'est tout ce travail qui draine l'attention
du public, qui construit l'espace public de la Ligue. L'un des moments forts
de la thèse, c'est le récit et l'analyse de la marche aux flambeaux,
avec le personnage phare du «général» Zanga, entouré
de ses tchi-tchi. Il y a là un morceau d'anthologie, à l'égal
du combat de coqs analysé par Clifford Geertz.