Claudine
Haroche, L'avenir du sensible, les sens et les sentiments en question,
Paris, PUF, 2007
La
modernité occidentale a construit l'homme sensible et a lentement façonné
les sens et les sentiments.
Elle a placé au cur de la condition humaine, en particulier depuis
les traités de civilité de la Renaissance, des exigences de retenue
du corps, de distance à autrui, délimitant ainsi un intérieur
et un extérieur en chacun. Elle a voulu inscrire l'individu dans un sentiment
de continuité, privilégier la perception d'une stabilité
de l'existence sur quoi se fonde la propriété de soi. Celle-ci
est aujourd'hui menacée par la fluidité d'un monde devenu immatériel,
dépourvu de limites.
Ce livre entreprend d'élucider les métamorphoses de la condition
sensible dans les sociétés contemporaines. Les flux sensoriels
et informationnels continus incitent l'individu à des formes de propriété
illimitée de soi en même temps qu'ils induisent un rétrécissement
de l'espace intérieur. Processus paradoxaux, ils transforment en profondeur
nos manières de sentir, de percevoir, d'être et de penser.
Cet état de fluidité entraîne des formes d'indistinction,
d'indifférenciation entre le réel et le virtuel, entre les individus,
reposant alors de façon aiguë la question du sens et des sens :
sommes-nous entrés dans une ère nouvelle de la condition sensible
?
Lecture par Olgaria Matos, Professeur à lUSP ( Sao Paulo)
Lavenir du sensible de Claudine Haroche traite de lune des questions les plus cruciales de la contemporanéité: le vécu, le ressenti, léprouvé, le sensible dans les sociétés de masse, de consommation et de spectacle. Claudine Haroche a su synthétiser et théoriser dune façon profondément éclairante le caractère fragmenté et discontinu de lexpérience vécue. Elle montre en effet que la question des manières de se conduire, de percevoir, de sentir et de penser, exige une réflexion sur le rapport au temps dans la civilisation industrielle et post-industrielle : elle insiste en particulier sur son incidence sur les liens traditionnellement structurés dans le long terme : lamitié, lamour, les liens familiaux, sociaux de manière générale, lengagement, la promesse.
De Bergson à Elias, de Tocqueville à la pensée politique la plus actuelle, Claudine Haroche interroge, en les approndissant, les problèmes qui sont au cur des démocraties aux prises avec léconomie de marché. Lavenir du sensible retrace ainsi la généalogie des catégories de sujet et dindividu dans la tradition occidentale du XVIème siècle au contemporain, évitant tant sa psychologisation que sa réduction au social. Ce sont à linverse les rapports complexes entre le politique et le social, le culturel et l économique leurs effets sur la subjectivité face aux métamorphoses anthropologiques induites par une " montée de l insignifiance ", une banalisation du mal, renforçant leffacement de la culpabilité, la dissolution des " manières " et des formes jusqu alors à loeuvre au plus profond de la " vie bonne ".En se reférant de façon explicite à Zygmunt Bauman et à son concept de " liquide ", lauteur entreprnde de rendre compte de lémergence dans lindividu, de manières inédites de sentir.
Tout au long de l humanisme civique lindividu était en effet caractérisé par des exigences de modération et des règles de déférence reflétant un sujet de la connaissance, garant de valeurs tenues pour universelles.
La société pouvait ainsi se constituer au travers de ces médiations symboliques de façon à mantenir les frontières et les registres propres à l intimité, à la sphère privée et à la sphère publique. Lefficacité de ces dispositifs se révélait dans un " gouvernement de soi ", fondement du gouvernement politique. Enoncée une première fois en Grèce, reprise à la Renaissance jusquaux Lumières, cette tradition a soutenu limpératif dun gouvernement de soi comme condition préalable et essentielle dun gouvernement de tous et de chacun.
Claudine Haroche avec une force et une rigueur impressionnante en rappelle les moments essentiels : la politisation du familial et la familialisation du politique, prenant lexemple de rituels dans la société de Cour et leur devenir dans des sociétés démocratiques modernes à partir de la fin du XIXème siècle. Ce dont lauteur rend bien compte cest de leffacement des médiations entre les individus, quand se diluent les espaces et les distances qui les instauraient, les structuraient en brouillant les cartes du jeu de la civilité et de la grammaire des gestes des individualités, de sorte à subvertir la possibilité même dêtre un sujet, ce qui va de pair avec lascension triomphale de l individualisme et de linformel. Le sujet se caractérise désormais par leffacement des distances entre les individus en même temps que la dilution de la considération, qui relève en profondeur de la question de lattention, ce qui a pour conséquence ce que Richard Sennett a désigné par lidée deffondrement de lespace public.
Louvrage entreprend alors de développer un ensemble danalyses portant sur l avènement dindividus désaffectés, lautre versant de linégalité, des différentes figures de l injustice et de lindifférence, attestés par le dépérissement de la catégorie éthique du respect et conduisant inéluctablement à lhumiliation dans la sphère publique . Ainsi se conclut le processus qui fait de lhomme un être superflu, en pleine montée de linsignifiance et d entropie sociale. Lauteur en examine alors les conséquences : plus les individus sont incités à exposer leur vie intime et privée, plus ils sont dépossédés de vie intérieure et dexpériences partagées. La tyrannie de la visibilité dans le monde contemporain affaiblit les registres propres au voir et au sentir en nous approchant de ce qu Hannah Arendt a aperçu dans le condition de pariaun sentiment de non appartenance au monde, celui d être en trop et superflu.Ce qui revient à dire qu l individualité n a plus rien à quoi se tenir sauf elle-même . Claudine Haroche en tire alors pleinement les conséquences : linattention, le rétrécissement de la conscience et le déficit de symbolisation, de ritualisation des sentiments ramenés à la condition de sensations, réduisant alors les individus de plus en plus à lordre du corps passif auquel il nest reconnu que le sens du divertissement, de lassourdissement et de son isolement.
La diminution progressive de lactivité de la conscience se double dun changement dans le registre de la pensée et cest là que se loge la transformation antrhopologique du sujet dans la modernité. Claudine Haroche part dans ses réflexions des analyses de Bergson sur les catégories despace et de temps qui deviennent abstraites : vidées de l expérience vécue d une part, et du soutien de la pensée existentielle de lautre, ces observations révèlent une perte fondamentale de répères symboliques où le sujet trouvait à sinscrire ; doù la fluidité générale, accélérée et illimitée semblant progressivement nous condamner à lordre du corporel réduit à la simple sensorialité et à un désordre grandissant.
Ce qui est donc mis en question au travers des sens et des sentiments cest la gouvernance même dans les démocraties contemporaines, et ce au moment où les régulations de lespace social se sont autonomisées de celles du sujet.
Il sagit là on laura compris dune réflexion majeure sur les évolutions contemporaines.