Revue Française de Science Politique volume 50 n°4 2000

 

Les transitions démocratiques. Regards sur l'état de la "transitologie"

 

Michel Dobry, Introduction

Michel Dobry, "Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence."

 

L 'article examine les problèmes que rencontre l'analyse des processus de transition à la démocratie, à partir des transformations que ce domaine de la recherche a connues à l'issue des basculements politiques de 1989 en Europe de l'Est, en particulier avec l'affirmation, à côté de l'approche stratégique de la "transitologie" classique, d'une approche qui s'est, au moins sur ce terrain, initialement définie contre elle, celle de la path dependence. L'article s'attache àidentifier la façon dont les diverses approches transitologiques définissent les énigmes à résoudre, la spécificité de leurs objets de recherche et leurs principes explicatifs. C'est là en effet qu'il est possible de localiser, en dépit des différences réelles qui les séparent, les principales sources des obstacles et difficultés qu'elles rencontrent, notamment en ce qui concerne : les rapports entre les cheminements historiques des transitions et les résultats auxquels ces cheminements sont censés aboutir ; le poids de détermination du passé, et la façon dont ce passé est supposé "compter" les "bifurcations" dans les trajectoires des transitions et les critical junctures, souvent assimilées à des "grands" événements ou des "crises" ; la tentation de l'exceptionnalisme méthodologique, c'est-à-dire la difficulté que les approches transitologiques ont pour penser la diversité des conjonctures dont sont faîtes les transitions ; enfin ce en quoi peuvent consister un système démocratique "consolidé" et le processus de consolidation, supposé conduire à cet état, ainsi que la place assignée à l'incertitude comme caractéristique définitionnelle de la démocratie.

Nicolas Gujihot, Philippe C. Schmitter, "De la transition à la consolidation. Une lecture rétrospective des democratization studies."

 

Les concepts de transition et de consolidation, qui ont orienté l'ensemble des travaux de recherche portant sur les démocratisations, ne forment pas un cadre théorique cohérent et unifié. Plus particulièrement, le concept de consolidation renvoie à diverses théories de la modernisation qui mettent l'accent sur le maintien du consensus social et la stabilité de l'ordre politique, alors que le concept de transition est lié à une théorie de l'action. Les préoccupations divergentes associées à ces concepts — l'ordre pour le premier, le changement pour le second — peuvent à leur tour être mises en relation avec les diférences dans la manière dont chacun d'elles aborde le concept de régime. Les théories de la transition à la démocratie qui en résultent ont tendu à promouvoir un modèle du changement qui est immédiatement limité par le concept de consolidation. Cet article cherche à reformuler ces notions de fa çon à permettre une compréhension plus étendue, plus dynamique et moins intrinsèquement conservatrice des processus de démocratisation et de leurs résultats.

Valerie Bunce, "Quand le lieu compte. Spécificités des passés autoritaires et réformes économiques dans les transitions à la démocratie."

 

L'article s'attache à trois questions. Premièrement: les modèles des démocratisations intervenues dans le monde postsocialiste sont-ils semblables aux modèles des démocratisations récentes en Amérique latine et en Europe du Sud ? Deuxièmement: que suggère la réponse àcette première question en ce qui concerne la possibilité de généraliser ces modèles de démocratisations récentes, celles du "Sud", et, plus largement en ce qui concerne le postulat ordinaire des études comparatives selon lequel notre compréhension de processus politiques peut être transposée d'un pays donné à un autre pays ? E'fin, que suggèrent, à leur tour, ces observations en ce qui concerne le débat déjà ancien, et récemment ravivé, sur la portée des connaissances produites du point de vue des area studies par rapport à la portée de celles issues des théories comparatives de la politique ? Les réponses à ces questions sont les suivantes. D'abord, s'il est vrai que toutes les nouvelles démocraties sont confrontées aux mêmes problèmes oà enjeux généraux (rupture avec le mode de gouvernement autoritaire, cooptation des anciennes élites et construction des institutions démocratiques), les manières dont ces taches sont effectuées, ainsi que les rétributions attachées aux différentes stratégies varient, faisant apparattre une distinction régionale décisive, celle opposant le modèle latino-américain et sud-européen au modèle postsocialiste. Ainsi, alors que la recherche de "pacte" domine dans le "Sud", lafin du régime autoritaire dans I'"Est" prend des formes plus variées. Bien plus, Si, dans le "Sud", jeter des ponts entre l'ordre autoritaire et l'ordre démocratique apparaît comme la stratégie la meilleure (par exemple, conclusion de pactes et victoire de forces de droite dans les premières élections compétitives), la rupture réussit mieux à l'"Est" (par exemple, mobilisation de masse et ou victoire décisive des forces d'opposition dans les premières élections compétitives). Finalement, Si on pense les rapports entre la démocratisation et la réforme économique, pour l'Amérique latine et l'Europe du Sud, comme une sourcede tension, dans le contexte postsocialiste ces deux processus sont conçus comme se soutenant mutuellement. Ces arguments comportent une série d'implications théoriques, en particulier :1. que, sous de nombreux rapports (mais pas sous tous les rapports), les considérations régionales comptent, en ce qu'elles façonnent les processus politiques 2. que les généralisations en ce qui concerne la politique sont condamnées às 'appuyer sur la combinaison de la démarche théorique et de connaissances "régionales".

 

John Higley, Jan Pakulski, " Jeux de pouvoir des élites et consolidation de la démocratie en Europe centrale et orientale."

 

S'il est vrai que les institutions et les procédures démocratiques Ont été adoptées dans l'ensemble des pays de l'Europe centrale et orientale au cours des années 1990, cette apparente uniformité a une limite : pour peu que l'on mette à part les compétitions électorales, les jeux de pouvoir entre les élites sont à l'origine de diffi'rences considérables dans l'univers de la politique, et de ce fait de fortes variations dans la "qualité" des démocraties postcommunistes. Ces jeux de pouvoir ont été diversement marqués par le clientélisme et le népotisme, le brouillage des frontières entre diverses autonomies et frontières fonctionnelles, les violations des règles de responsabilité (accountability) horizontale, les manipulations des médias et de l'appareil judiciaire, le harcèlement des élites oppositionnelles, les vendettas personnelles et les persécutions de minorités. Ces jeux peuvent être mis en rapport avec des degrés variables d'unité, de différenciation et de circulation des élites, trois facteurs qui ont déterminé la "qualité" de la vie politique démocratique dans la région. Durant les années de la transition démocratique, entre 1989 et 1994, les élites sont parvenues en Hongrie, en Pologne et dans la République tchèque à acquérir un éthos d' "unité dans la diversité", accompagné d'une circulation des élites à la fois ample et profonde, mais aussi graduelle et pacifique. Dans les autres pays de la région, les élites se sont fragmentées ou divisées, avec la persistance de "partis de pouvoir " dominant la vie politique et écrasant les opposants. Depuis la fin des années de la transition, vers 1994, les élites hongroises, polonaises et tchèques ont maintenu leur unité. Les victoires électorales des élites oppositionnelles en Bulgarie, en Roumanie et en Slovaquie, ainsi que le déroulement de plusieurs compétitions électorales nationales en Russie, indiquent un renforcement des processus démocratiques formels, méme si, au plan empirique, l'apparition dans les élites d'un éthos d' "unité dans la diversité" ne saurait être clairement identifiée dans aucun de ces quatre pays. En revanche, en Biélorussie, en Serbie, en Ukraine et peut-être aussi en Croatie, la division des élites, loin de diminuer, s'est encore approfondie.

Leonardo Morlino, "Architectures constitutionnelles et politiques démocratiques en Europe de l'Est."

 

Comprendre les modèles constitutionnels et les types de démocraties qui leur sont associées, dans l'Europe de l'Est d'aujourd'hui, suppose d'explorer la mise en oeuvre (implementation) de ces modèles. La recherche présente une lacune en cette matière, non seulement en raison des difficultés inhérentes à l'analyse de diverses questions associées à cette mise en oeuvre, mais aussi parce que les politologues spécialisés dans ce domaine ont été, jusqu'il y a peu, davantage intéressés par les problèmes de "création" d'un système politique, c'est-à-dire par le même type de problèmes que celui qui retient l'attention des élites politiques de ces pays. L'ambition de cet article est de combler cette lacune. S'appuyant sur l'expérience empirique des pays de I 'Europe du Sud, l'auteur, dans la première partie, passe en revue les principaux aspects théoriques de la question. Il y propose également une distinction entre les architectures constitutionnelles "manipulatives" et les architectures "neutres". Dans la deuxième partie sont décrites les architectures constitutionnelles de dix pays est-européens (Bulgarie, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Slovénie); ces architectures sont mises en relation avec les principaux problèmes de leur mise en oeuvre. L'analyse empirique suggère quelques conclusions : le meilleur modèle, d'un point de vue théorique, correspond au résultat spécifique d'une rencontre entre les réalités politi ques et les choix effectués par les élites; une architecture "manipulative" constitue le meilleur modèle lorsqu'elle est choisie consciemment et mise en oeuvre de fa çon appropriée par des élites démocratiques privées d'un système de partis fort; une architecture constitutionnelle "neutre" est la meilleure là où existe un systeme de partis fort et démocratique; une architecture "manipulative" combinée à un systeme de partis fort est gros de risques en raison du potentiel de conflit et de polarisation qu il comporte; ce n 'est qu'une fois ces dangers surmontés, dans le long terme, que cette combinaison peut se révéler apte à apporter la stabilité ; combinée à un système de partis faible, une architecture "neutre" n'est jamais souhaitable du fait des inévitables distorsions politiques qui lui sont associées.

 

Béta Greshovits, "Les analyses concurrentes de la société de marché postcommuniste. Retour sur le passé d'une controverse."

 

Passant en revue les débats sur les coliséquences politiques de l'expansion capitaliste et su l'impact de l'héritage communiste sur les sociétés de marché en voie d'émergence en Europ de l'Est, l'auteur montre que les chercheurs en sciences sociales ont une manière de penser le postcommunisme qui a beaucoup en commun avec les idées de leurs lointains prédécesseu confrontés, au cours des siècles passés, à l'apparition du capitalisme. Ni le contexte historique spécifique à l'expansion du capitalisme ni son contexte systémique particulier ne peuvent rendre compte pleinement de cette continuité, des perspectives majeures qui apparaissent aus bien dans les débats actuels que dans les débats d'autrefois, et du conflit qui les oppose. En fait la rivalité constitue la fa çon ordinaire dont les chercheurs appréhendent, en général (c'est dire bien au-delà de la question de l'expansion du capitalisme), les systèmes sociaux et le changements de ces systèmes. Cependant, la guerre de tranchées entre perspectives concurrentes sur la société de marché postcommuniste reflète également l'impact des nouveauxfacteurs psychologiques, politiques et institutionnels caractéristiques de la production de masse des idées dans les sciences sociales vers la fin du 20e siècle.

 

David Lane, "La transformation du socialisme d'État en Russie. D'une économie "chaotique" à un capitalisme d'État coopératif."

 

Les politiques qui ont guidé la transition du socialisme d'État au capitalisme ont eu pour fondement l'idéologie du néolibéralisme anglo-américain. L'auteur soutient que les structures mstutionnelles supposées, selon ce paradigme, devoir favoriser la cohésion ont été absentes en Russie et, que le néolibéralisme n'y correspondait nullement à l'empreinte laissée par le socia'sme d'Etat. L'État a été considérablement affaibli et les contrôles institutionnels de la pro'riété sont incapables de développer la cohérence. En s'appuyant sur des entretiens conduits vec les membres des élites dans le secteur de l'énergie, l'article affirme que les élites poliIques et économiques russes se caractérisent par une absence de consensus ou d'accord sur efficacité des réformes politiques. La tendance du capitalisme compétitif à produire de la "désorganisation" est amplifiée en Russie; celle-ci est caractérisée ici comme une "formation sociale chaotique", au sein de laquelle le système économique et social manque de coordination, et où la stabilité est précaire. L'auteur suggère que l'héritage du socialisme d'État fait davantage correspondre l'économie et la société russes à un paradigme de capitalisme coopératifpilotéparl'État. En l'absence de systèmes de régulation gouvernementaux du type de ceux qui opèrent dans les systèmes capitalistes stables, les institutions du socialisme d 'État, plutôt que de constituer des entraves au développement d'un système de marché, gagneraient à être considérées comme des ressources et utilisées pour renforcer la cohésion et la coordination du système économique et politique. À cette fin, les anciens États socialistes devraient, mais sur un mode critique, à la fois assimiler l'expérience de l'évolution du capitalisme dans son ensemble, et s'inspirer des critiques adressées au néolibéralisme anglo-américain et des alternatives qui ont pu lui être opposées.

 

La démocratie directe : problèmes et nouvelles formes

Laurence Morel, "Vers une démocratie directe partisane ? En relisant Ian Budge."

 

Penser la démocratie directe. Non plus comme une utopie ou un idéal-type ; mais comme un régime concret, déjà partiellement réalisé et susceptible de prendre le dessus sur le Gouvernement représentatif Partant du postulat que, grace aux nouvelles technologies de la communication, il n'y aurait plus d'impossibilité de la démocratie directe dans les granal États, Ian Budge fait le point des entraves subsistant à la réalisation de cette forme de régime. À cet effet il confronte ses défauts supposés ou réels avec ceux avérés de la démocratie représentative. L'originalité majeure consiste cependant à montrer comment beaucoup d'inconvénients de la démocratie directe pourraient être évités en contexte partisan. On peut contester la these d'une sorte de marche naturelle de l'histoire vers la démocratie directe, la capacité du web à créer des conditions de délibération proches de celles de l'assemblée primaire, ou la vision budgienne tennanciellement idyllique des partis. Surtout, L Budge sous-estime le problème du poids de la participation, qui a augmenté à l'époque moderne avec l'extension du champ d'action gouvernementale et la complexification des problèmes. Malgré ces critiques, l'ouvrage [The New Challenge of Direct Democracy, Cambridge, Polity Press, 1996] a le mérite de constituer l'une des rares hypothèses de travail sérieuses pour envisager l'extension des moyens de démocratie directe.

 

Daniel Boy, Dominique Donnet Kamel, Philippe Roqueplo, "Un exemple de démocratie participative la "confé rence de citoyens" sur les organismes génétiquement modifiés."

 

Une "conférence de citoyens" sur le thème des plantes génétiquement modifiées a été orgaisée les 20 et 21juin 1998 dans le cadre de l'Assemblée nationale. Le modèle de ces "conférences de citoyens" nous vient du Danemark qui, le premier, a utilisé ce nouveau mode e délibération sur des enjeux scientifiques et techniques. Comment cette méthode a-t-elle été daptée au cas français ? Quelle signification lui accorder du point de vue politique ? Sur quelle légitimité reposent les délibérations d'une quinzaine de "profanes". S'agit-il d'un nouveau mode de consultation à la disposition des décideurs politiques ou doit-on considérer ces références comme de simples contributions au débat public sur des enjeux contestés ?

Gilbert Larochelle, "Espace public et démocratie : l'expérience des commissions sur l'avenir du Québec."

 

Le débat sur la souveraineté du Québec semble aujourd'hui assorti d'une réflexion qui déborde la discipline des études constitutionnelles ou les experts et les hommes politiques ont eu tendance, depuis les trente dernières années, à reléguer la plupart des enjeux. Plusieurs signes indiquent qu'il devient plus que jamais indissociable d'une interrogation sur la possibilité d'y greffer un "projet de société", voire sur la nécessité d'y mettre en scène une nouvelle concepion de l'espace public. L'expérience des Commissions sur l'avenir du Québec, conduite avant le référendum de 1995, offrit l'occasion de recourir à des pratiques délibératives dérogeant aux normes classiques de la représentation héritées des Lumières et surtout des institutions inspirées par le modèle du parlementarisme britannique. A l'examen, la pédagogie de cet exercice excède les éclairages thématiques qu'il devait fournir. La présente étude tente de démontrer que les recadrages décisifs du politique y furent revendiqués malgré le foisonnement apparemment erratique des argumentaires, notamment par le rappel de la primordialité d'un "projet de société" sur la visée, méme instrumentale, de la souveraineté. Il vise à soutenir que l'élargissement du débat par la population fut une stratégie de recentration de la légitimité de l'espace public, de cheminement dans un autre parcours argumentatif que celui des élites, sinon de reproblématisation de la souveraineté elle-même.

 

 

Lectures critiques

Gil Delannoi, Critiques, croyances et craintes. Sur L'effacement de l'avenir de Pierre-André Taguieff et quelques autres de ses ouvrages

Jean-François Médard, L'État et le politique en Afrique

 

 

Comptes rendus

Yves Surel : Paul Sabatier (dir.), Theories 0f the Policy Process

Nonna Mayer : André Micoud, Michel Péroni (dir.), Ce qui nous relie

Delphine Dulong : Annie Collovald, Jacques Chirac et le gaullisme. Biographie d'un héritier à histoires

Catherine Leclercq : Philippe Gottraux, Socialisme ou Barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l'après-guerre

Pierre Lefébure : Jean-Pierre Esquenazi, Télévision et démocratie. Le politique à la télévision française, 1958-1990

Philippe Droz-Vincent : Hanna Batatu, Syria 's Peasantry, The Descendants of its Lesser Rural Notables and their Politics