Revue Française de Science Politique volume 51 n°6 2001

 

L'UNION EUROPÉENNE : UNE DÉMOCRATIE DIFFUSE ?

La diffusion des mécanismes de contrôle dans l'Union européenne vers une nouvelle forme de démocratie ?
Olivier Costa, Nicolas Jabko, Christian Lequesne, Paul Magnette

 

L'importance prise par les exigences de contrôle et de reddition des comptes est l'une des évolutions les plus marquantes du fonctionnement des démocraties occidentales ces dernières années. La montée en puissance de cette logique s'est accompagnée de sa diffusion à de nouveaux corps et organes, et d'une diversification des mécanismes qu'elle emprunte. Cette évolution est particulièrement sensible dans l'Union européenne, à tel point que de nombreux praticiens et chercheurs estiment que la multiplication continue des mécanismes de contrôle des autorités politiques engendre un renouvellement de la démocratie à l'échelle supranationale. Cette analyse étant assortie d'un jugement normatif il importe d'étudier plus avant ces transformations institutionnelles pour répondre aux questions suivantes l'Union aurait-elle développé un nouveau modèle de démocratie, que l'on pourrait appeler "démocratie diffuse", mieux adapté à ses structures fondamentales ? Ne faut-il pas plutôt parler d'une extension de la notion de "Communauté de droit" ? Les études réunies dans ce numéro se proposent d'appréhender la réalité des mécanismes de responsabilité dans I 'Union, afin d'évaluer dans quelle mesure elles peuvent être considérées comme les manifestations d'un nouveau paradigme démocratique.

Les comités d'experts indépendants : l'expertise au service d'une démocratie supranationale ?
Christian Lequesne,Philippe Rivaud

 

En partant d'un objet d'étude volontairement circonscrit – les comités d'experts indépendants –, cet article a tenté de s'interroger sur les tensions qui existent à l'échelle de l'UE entre des modes de démocratisation de nature différente. il en ressort que le modèle de la démocratie représentative reste soumis à de sérieuses limites dans l'UE. La création des comités d'experts indépendants est le résultat direct d'une incapacité du Parlement européen à mettre en œuvre les mécanismes formels du contrôle parlementaire que sont la censure ou les commissions d'enquête parlementaires. En faisant appel à des experts chargés de contrôler la Commission, le Parlement européen a validé lui-même l'importance que revêtent dans l'UE les modes de contrôle non parlementaires. Mieux adaptés à la structure institutionnelle de l'UE que les instruments parlementaires classiques, ces mécanismes reposant sur l'engagement des experts demeurent cependant discutables au regard du principe de responsabilité et d'imputabilité. Leur légitimité est fragile, car ils peuvent être facilement détournés de leurs objectifs, voire capturés par les acteurs qu'ils sont justement censés contrôler sans soumission à la délibération publique. ils ne sauraient donc être considérés pour l'instant comme les constituants suffisants d'un nouveau système normatif qui permettrait, à lui seul d'assurer le développement d'une démocratie supranationale.

La Cour de justice et le contrôle démocratique de l'Union européenne.
Olivier Costa

 

Face aux difficultés que pose la légitimation du système politique de l'Union européenne, les juristes insistent sur la contribution spécifique de la Cour de justice à ce processus. En reconnaissant aux citoyens de nombreux droits et en leur permettant de les faire sanctionner par divers biais auprès d'elle, la Cour les ferait accéder à un certain degré de contrôle sur les décisions des institutions communautaires. Si l'on se penche sur la jurisprudence et la pratique de la Cour on constate cependant que les voies de recours sont étroites et qu'il existe de grandes asymétries quant à l'accès des particuliers au prétoire communautaire, que ce soit en fonction de leur nationalité ou de leur degré d'expertise sur les questions européennes. Les juges communautaires semblent d'ailleurs peu pressés de remédier à cette situation. De fait, il est douteux que les possibilités de recours des citoyens devant la Cour contribuent significativement à les rapprocher des acteurs de l'Union et, partant, à améliorer la légitimation de celle-ci. Aussi, la "démocratie judiciaire" à l'échelle supranationale consiste-t-elle pour l'heure en une simple judiciarisation du politique.

Expertise et politique à l'âge de l'euro la Banque centrale européenne sur le terrain de la démocratie.
Nicolas Jabko

 

Depuis la consécration par le traité de Maastricht du principe d'indépendance de la Banque 'centrale européenne (BCE), nombreux sont ceux qui ont exprimé, au nom de la démocratie, la crainte que cette indépendance devienne synonyme d'irresponsabilité. A partir d'une analyse es relations entre la BCE et le Parlement européen, cet article démontre l'émergence d'une certaine pratique de la responsabilité (accountability) des banquiers centraux. Cette pratique, la fois réelle et très circonscrite, peut être comprise comme le résultat d'un jeu de pouvoir auquel se livrent les banquiers centraux et les parlementaires dans le contexte institutionnel de l'Union européenne. À l'âge de l'euro et de la mondialisation économique, la dfficulté à définir ne frontière entre l'expertise et la politique donne ainsi une actualité nouvelle à une problématique fondamentale de la démocratie.

Entre contrôle parlementaire et "État de droit" ; le rôle politique du médiateur dans l'Union européenne.
Paul Magnette

 

S'inspirant des traditions constitutionnelles nordiques, le traité de Maastricht a mis en place un "médiateur européen". En une dizaine d'années, ce nouvel organe qui s'appuie sur une philosophie exigeante de la responsabilité et de la "bonne gouvernance", et sur un réseau d'acteurs soutenant son action, a dégagé une doctrine stricte de la "bonne administration". S'inscrivant entre les formes parlementaires et judiciaires de contrôle de l'administration publique, il contribue à diffuser dans l'Union européenne une culture et des mécanismes de responsabilité qui jurent longtemps typiques des seuls pays nordiques.

Violence symbolique et statut du politique chez Pierre Bourdieu*.
Lahouari Addi

 

Théorie globale, la sociologie de Pierre Bourdieu contient une dynamique politique que libère la conflictualité sociale généralisée appréhendée à travers les concepts de domination, de pouvoir, de violence symbolique, etc. Cependant, la nature de ces concepts, en particulier celui de violence symbolique, donne au politique un statut ambigu en raison de leur incapacité à construire une théorie de l'État fondée sur l'exercice du monopole de la violence physique. Exercée par n'importe quel agent, dans les espaces public et privé, la violence symbolique est caractéristique d'une situation infra étatique, Forgée à l'occasion de travaux d'anthropologie menée en Kabylie, elle contredit la théorie des champs, expression de la différenciation des pratiques sociales et de l'institutionnalisation des formes du politique dans les sociétés modernes. L'absence d'une frontière précise chez Bourdieu entre la sphère privée et la sphère publique a été un obstacle à penser l'État de droit et les libertés publiques que les luttes sociales ont conquises contre l'absolutisme du pouvoir.
* Cet article est une version remaniée d'un chapitre d'un ouvrage à paraître Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu: le paradigme anthopologique kabyle et ses conséquences théoriques.