Revue Française de Science Politique volume 52 n°2-3 2002

 

Dossier : DIMENSIONS DE LA SOCIALISATION POLITIQUE

Les recherches sur la socialisation politique constituent l'un des " noyaux durs " autour desquels la science politique s'est constituée en France. Elles sont pourtant délaissées depuis quelques années. En dépit de quelques exceptions notables, les publications sont devenues rares dans ce domaine. On peut s'interroger sur les raisons de cette évolution. Elle s'inscrit peut-être dans le mouvement de désaffection à l'égard de la " politique officielle ". Des analogies existent entre l'état des travaux concernant la socialisation politique et d'autres domaines de recherche, comme le vote ou les partis politiques, qui traitent de la politique instituée. Inversement, d'autres secteurs moins socialement décriés ou discrédités, comme les politiques publiques, les mouvements sociaux, les associations, la question des droits de l'homme ou de l'humanitaire, bénéficient d'une faveur qui suggère l'existence d'un lien entre les mouvements de spécialisation au sein des disciplines concernées et les évolutions sociales qui affectent le ou la politique. L'atonie actuelle des recherches sur la socialisation politique est peut-être aussi liée aux approches quantitatives jus qu 'à présent privilégiées par les spécialistes. De ce point de vue, l'organisation française des recherches en sciences sociales constitue un obstacle. Rares sont, en effet, les chercheurs et les centres de recherche qui disposent des compétences, des moyens financiers et de l'assistance informatique et statistique nécessaires pour se lancer dans des recherches ambitieuses. Il faudra aussi un jour se pencher sur la place trop limitée accordée à l'apprentissage des techniques quantitatives dans les programmes d'enseignement de la science politique en France. Il y a sans doute une " exception culturelle " dans ce domaine également, mais on peut douter qu 'elle soit bénéfique.
La faiblesse de l'intérêt actuel pour les travaux sur la socialisation politique est peut-être encore un effet d'un certain épuisement d'une tradition de recherche. Peut-on parler de socialisation politique spécifique ou réduire les apprentissages mobilisés dans l'ordre politique à une socialisation spécifique ? Les " agences " institutionnelles ou familiales de transmission et d'inculcation n'ont-elles pas été privilégiées à l'excès ? Le souci de la mesure n'a-t-il pas conduit à survaloriser la compétence discursive au détriment des compétences pratiques ? Les définitions tacites du politique engagées dans les recherches ne sont-elles pas entachées de biais normatifs ? Peut-on échapper à l'alternative d'une délimitation du politique qui renvoie à un lieu spécifique aux contours délimités ou à un sous-ensemble fonctionnellement organisé en vue d'une adaptation contrôlée du système tout entier?
Le moment est donc venu de tenter de relancer les recherches sur la socialisation politique en ouvrant de nouvelles pistes. L'ambition de cette publication groupée est de montrer que des questions nouvelles mobilisant des matériaux différents peuvent être explorées.

Socialisation et événements politiques, Olivier Ihl

Si les vecteurs de socialisation qui participent à la formation des systèmes de représentations politiques ont depuis longtemps été reconnus comme multiples, l'événement politique a, lui, été longtemps négligé. On y verra les limites des méthodologies issues de la psychologie du comportement et de la théorie du " learning ". Reste que cette hypothèque a longtemps nui aux études consacrées à la formation des jugements politiques, les enfermant dans une construction souvent unidimensionnelle. C'est à reconsidérer l'apport de ces travaux qu'est consacré cet article. Avec une question qui lui sert defil directeur : comment une expérience politique peut-elle accéder au statut d'emblème et, à ce titre, se muer en agent de socialisation à part entière ? Ces dernières années, de stimulantes réponses ont été apportées à cette question, au carrefour des problématiques, des concepts et des enjeux propres à chacune des grandes traditions d'étude qui organisent chez les sociologues comme chez les historiens l'appréhension de la socialisation politique. D'où une invitation à élargir la définition habituellement retenue de la socialisation politique afin de mieux comprendre la façon dont s'organise la rencontre entre evenements politiques et formation des attitudes.

Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales, Daniel Gaxie

À partir de plusieurs vagues d'enquêtes par entretiens approfondis, cet article s'efforce de montrer ce que le rapport au politique, notamment l'investissement dans les objets politiques et les préférences que l'on peut avoir ou ne pas avoir dans ces domaines, doivent aux diverses socialisations constitutives de l'expérience du monde social d'un individu. Il exemplifie la manière dont chacun s'appuie sur des visions et valorisations du monde élaborées à travers son histoire sociale personnelle pour appréhender les questions politiques. Au-delà de la description des instruments cognitifs mobilisés dans des situations, il s'agit d'expliquer les conditions de l'adhésion aux représentations et les facteurs de l'activation de leurs ressources cognitives. Ce travail est aussi l'occasion d'élargir les problématiques des travaux touchant à la socialisation politique et de questionner certains de leurs résultats. L'enjeu théorique est de dépasser les dualismes - explication versus compréhension, objectivisme et subjectivisme, déterminisme et liberté, intérêts et croyances, holisme et individualisme, méthodes quantitatives et qualitatives qui structurent et bornent trop souvent les recherches des sciences sociales.

Socialisation religieuse et comportement électoral en France. L'affaire des "catéchismes augmentées " (19ème-20ème siècles), Yves Déloye

Les sources de cette enquête sont un ensemble de textes cléricaux (lettres pastorales, Semaines religieuses, catéchismes, prières, manuels de l'électeur catholique, presse, etc.) concourant àdessiner les frontières et le contenu de la citoyenneté telle que l'enseignent les catholiques français du 19ème siècle à l'entre-deux-guerres. Il s'agit d'étudier les mécanismes sociaux de diffusion des normes civiques catholiques et d'apprécier les conditions culturelles et sociales de validité de celles-ci. Il s'agit aussi d'évaluer la contribution de l'Église catholique à la politisation de la société française, d'apprécier son concours à la définition d'un répertoire d'action politique en affinité avec l'éthique catholique, de retracer enfin l'évolution historique de ce travail de socialisation politique (tant primaire que secondaire). Ce travail d'inculcation d'une vision religieuse globale du monde social interdit pratiquement aux électeurs catholiques et à leur famille de percevoir l'espace pohtiqù'e comme un espace autonome. La religion est alors une affaire publique qui pénètre les différents domaines de la vie sociale. Ce faisant, 1'Eglise cherche à invalider une vision du monde laïque et un mode de socialisation qui affirme la spécificité d'un espace politique désormais séparé de tout principe structurant de nature religieuse. Les tentatives pour imposer des catégories spécifiquement politiques sont stigmatisées comme réductrices, plus encore, destructrices de la "personne humaine" comme l'Église entend la gouverner dans sa totalité.

Connaissances politiques, compétence politique? Enquête sur les performances cognifives des étudiants français, Pierre Favre, Michel Offerlé

De quelles connaissances politiques disposent les étudiants des facultés de droit et des instituts d'études politiques au seuil de la première année de leurs études universitaires ? Pour le savoir, un questionnaire, à questions préformées et à questions ouvertes, a été administré à plus de dix mille étudiants fran çais, dont 4090 ont fait l'objet d'une exploitation quantitative et qualitative. Une telle enquête ouvre à des interrogations pédagogiques, méthodologiques et sociologiques. Il s'agit en premier lieu de localiser les ignorances des étudiants et d'élucider les logiques de leurs erreurs, ce qui peut contribuer au débat sur la pratique de l'enseignement. Une enquête qui teste les connaissances, notamment sous forme de QCM (questionnaire à choix multiples), pose ensuite de considérables problèmes méthodologiques lorsqu'il s'agit de rendre compte de réponses qui peuvent être faites au hasard. Un modèle est proposé pour en évaluer les effets. Enfin, la capacité à produire des réponses justes peut être rapportée au statut social des parents des étudiants confrontés à un tel questionnaire. La recherche d'une mesure et l'analyse quantative des performances cognitives des étudiants s'inscrivent ainsi dans le champ aujourd'hui renouvelé des études de la compétence politique des acteurs sociaux.

Compétence et citoyenneté. Les pratiques sociales de civisme ordinaire au Chili ou les logiques de la compétence du citoyen, AIfredo Joignant

En prenant en compte à lafois les pétitions de civisme que l'on retrouve dans les manuels d'histoire et d'instruction civique publiés au Chili depuis une trentaine d'années, et ce que disent plusieurs dizaines de Chiliens de divers âges et origines sociales dans le cadre d'entretiens approfondis et defocus groups, l'auteur montre l'évolution, au Chili, de la figure du citoyen et le type de compétence qui en découle. C'est ainsi qu'au terme de cette recherche, il apparait que la relation entre compétence (ou incompétence) et rapport au politique ne se laisse pas comprendre facilement, puisque certaines formes d'incompétence politique peuvent, malgré tout, se traduire dans des rapports " épisodiquement " politisés.

 

Articles :

Les municipales de mars 2001: vote récompense ou vote sanction ? Les réponses de l'analyse politico-économique, Véronique Jérôme-Speziari, Bruno Jérôme

L'étude des élections municipales en France a rarement conduit à l'utilisation conjointe de déterminants politico-stratégiques et de variables économiques. La permanence du caractère unitaire du pays, en renforçant la spécificité des scrutins locaux, impose aussi de prendre la bonne mesure du degré d'autonomie dont jouissent les collectivités locales par rapport à l'Etat central. Les interactions politico-économiques locales n'ont jusqu'ici été envisagées que sous l'angle de la " manipulation " de l'économie par les décideurs publics, en occultant la réaction des citoyens-électeurs. Notre modèle (sur 236 villes de plus de 30000 habitants pour la période 1989-1995) propose une explication politico-économique globale des municipales. Les facteurs explicatifs du vote pour l'équipe municipale sortante sont regroupés en trois blocs (" économie ", " élections passées " et " stratégie et implantation électorales ") prenant en compte les interactions entre le local et le national. Les résultats de l'estimation économétrique donnent les facteurs qui influencent le vote en distinguant, ceux qui génèrent une prime électorale moyenne, ae ceux qui infligent aux sortants un coat électoral moyen. Parmi les villes non prévues par la simulation de mars 2001, près d'une sur deux peut être correctement envisagée en intégrant les rupiures récentes avec la tenilance de long terme, et les moaifications dons l'implantation et l'usure des équipes sortantes. Globalement, le modèle fournit le bon résultat dans 198 cas sur 236. Sans trancher entre vote récompense et vote sanction, le vote de mars 2001 semble avoir été marqué par une certaine assimétrie du blame.

La crise de la vache folle au Royaume-Uni. Quelques explications possibles, Éve Seguin

Le présent article passe en revue les travaux de langue anglaise qui proposent une explication de la crise de 1'ESB au Royaume- Uni. La première explication met l'accent sur le réseau de politiques agricole britannique qui réunit l'association nationale des agriculteurs et le ministère de l'agriculture. L 'objectif principal de la communauté a été de protéger l'industrie du boeuf aux dépens de la santé publique. La deuxième explication met en évidence l'influence de la culture politique britannique sur la gestion du risque. Cette culture engendre une production et une utilisation de l'expertise qui ne permettaient pas une gestion adéquate de la crise. La troisième explication applique à la société britannique le concept de société du risque. Faute de prendre acte du nouveau profil de la science dans ce type sociétal, les autorités britanniques ont à tort traduit 1'exp~rtise scientifique qu'ils ont reçue en termes d'absolue sécurité du boeuf En conclusion une approche alternative est esquissée. La déclaration britannique de mars 1996 établissant un lien entre l'ESB et la vMCJ est un événement politique et discursif dont les conditions de possibilité doivent être mises au jour. L'hypothèse proposée est que l'hégémonie du discours du prion dans la recherche sur les EST a rendu la transmissibilité de 1'ESB politiquement acceptable.

Les figures du " Juste " et du résistant et l'évolution de la mémoire historique française de l'occupation, Sarah Gensburger

L'article propose de renouveler l'analyse de la mémoire historique française de l'Occupation. Il met en évidence un processus d'institutionnalisation d'une nouvelle figure, celle du Juste parmi les nations devenu progressivement Juste de France. Cette évolution repose notamment sur un rapport complexe entre ce nouveau personnage mémoriel et celui, plus ancien, du Résistant. D'une part, cette mise en place s'appuie sur des modalités symboliques proches de celles utilisées pour les résistants. D'autre part, la figure du Juste de France remplit un rôle fonctionnel autrefois exclusivement dévolu à ces derniers. A travers son incorporation s'opère la réécriture d'une rhétorique dichotomique au sein d'un régime mémoriel renouvelé où une France-patrie des droits de l'homme remplace une France-nation et territoire. Ce constat conduit à l'analyse de la portée réconciliatrice d'une telle mémoire historique et de ses modalités. Celle-ci repose notamment sur les imbrications entre individuel et collectif au coeur des représentations du passé. L'article incite enfin à un retour critique sur les travaux des tenants du " paradigme de la mémoire stratégique ". Ainsi, à travers un cas empirique concret, l'auteur se livre-t-il à une réflexion conceptuelle et méthodologique sur la notion de mémoire et ses implications. Apparaît avec force la nécessité de dépasser les approches courantes des phénomènes de mémoire, souvent trop linéaires et unidimensionnelles.

Lectures critiques :
- A qui profite l'État européen?, Christophe Bouillaud
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Aux sources de l'équivoque française : État administratif ou État constitutionnel?, Odile Rudelle

Comptes rendus :
- Bemard Dolez, Annie Laurent, Le vote des villes. Les élections municipales des 11 et 18 mars 2001 par Michel Hastings
- Christian Lequesne, L'Europe bleue. À quoi sert une politique communautaire de la pêche? Par Pierre Muller
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Guy Groux (dir.), L'action publique négociée. Approches à partir des " 35 heures " – France-Europe par Francis Guérin
- Michel Sarra-Bournet, Les Nationalismes au Québec du XIXème au XXème siècle par Gilles Ferréol