Revue Française de Science Politique volume 55 n°5-6 2005

 

Philippe Bezes, Pierre Lascoumes
Percevoir et juger la corruption politique ". Enjeux et usages des enquêtes sur les représentations des atteintes à la probité publique

Entre l’idéal démocratique d’un citoyen vertueux contrôlant la probité des gouvernants et l’image d’un électeur cynique, la perception de la " corruption politique " par les citoyens constitue un enjeu important du rapport moral à la politique au cœur des débats de sociologie et de théorie politiques. L’article présente un ensemble mal connu de travaux anglo-saxons qui étudient les représentations ordinaires des atteintes à la probité publique. Il en discute les fondements, les méthodes et les résultats pour formuler de nouvelles hypothèses. Sont analysés la variation des perceptions et des classements des transgressions politiques, la fluctuation des formes de réprobation, les ancrages sociaux et économiques de cette faculté de juger ou encore l’existence de formes de consensus normatif.

Judging political corruption " : what surveys about perceptions of political misconduct can tell us

The investigation of conceptions among citizens of perceived political corruption forms an important component of theoretical and empirical studies in democratic theory and political ethics. Studies have moved beyond a simple dichotomy of " ideal types " : cynical voters and virtuous citizens sanctioning political misconduct. This article surveys Anglo-Saxon scholarship on ordinary judgements towards political corruption. It discusses their epistomological foundations and methods, but also develops the existing studies' results to propose a set of new hypotheses. Several points are stressed : divergent perceptions and classifications of political corruption ; willingness to sanction, social and economic factors that influence judgement ; forms of normative consensus about political behaviours.

François Buton
Sida et politique : saisir les formes de la lutte

Après avoir étudié les réponses des États et des systèmes politico-administratifs à l’épidémie de sida, sociologues et politistes s’intéressent depuis quelques années à la dimension politique de la lutte contre le sida et notamment à la mise en cause, par le mouvement associatif, dans l’espace public, des pouvoirs constitués, politiques, mais aussi biomédicaux. Une analyse critique de ces travaux, qui s’inscrivent dans des traditions méthodologiques et épistémologiques différentes, permet de soulever un certain nombre d’enjeux concernant à la fois les dispositifs de lutte contre le sida eux-mêmes (contribution du monde associatif à la constitution de l’espace de lutte contre le sida, dans son versant politique comme dans son versant biomédical), les modalités empiriques de la saisie de ces dispositifs (mobilisation et traitement des sources) et les avancées conceptuelles nourries par l’enquête sociologique.

AIDS and politics : understanding the different forms of response

Now that the States’ political and administrative responses to AIDS have been thoroughly studied, social and political scientists have for some years focused on the political dimension of fighting the AIDS epidemic. Thus, particular attention is being drawn on the questioning — by organizations — of political and biomedical established authority. The article provides a critical analysis of these works all set in different methodological and epistemological backgrounds. This analysis reveals a number of concerns connected to this issue : first, the role of organizations and their impact on fighting AIDS strategies — both political and biomedical ; then, the empiric modes of retrieving information — mobilizing and managing sources ; last, the conceptual developments generated by sociological investigation.

Bernard Reber
Technologies et débat démocratique en Europe. De la participation à l’évaluation pluraliste

L’évaluation technologique participative (ETP), qui réunit citoyens et experts, constitue l’une des innovations majeures dans les rapports entre sciences, éthique et société. Procédures et expériences d’ETP, principalement européennes, ont fait l’objet d’évaluations secondaires, basées sur des listes de critères, présentés et critiqués dans cet article. Cette comparaison montre qu’ils éclipsent le pôle " technique " et " évaluatif " de l’ETP, pour privilégier celui de la participation. Ces recherches secondaires exigent la présence des " publics affectés " et une pluralité d’acteurs, sans donner à ceux-ci les moyens de faire face dans l’évaluation au pluralisme cognitif et éthique. Ces limites mettent au défi les théories politiques de la démocratie tant participative que délibérative.

Technology and the democratic debate in Europe : From participation to pluralist assessment

In drawing together experts and citizens, Participative Technological Assessment -PTA- is the symbol of a major opening in the traditional rapport between science, ethics and society at large. This contribution draws on a set of literature that evaluates PTA’s European procedures and research ; the author introduces and explores the criteria used in these secondary assessment communications to eventually come up with a number of critiques : PTA’s technical and evaluating poles are discarded, to the advantage of participation. These communications request the participation of the involved community together with this of a multiplicity of actors, but do not give them the means to respond to cognitive and ethic pluralism assessment Obviously, such limitations question participative and deliberative democracy political theories.

Steve Jacob
La volonté des acteurs et le poids des structures dans l’institutionnalisation de l’évaluation des politiques publiques ( France, Belgique, Suisse et Pays-Bas)

L’évaluation des politiques publiques est devenue, ces dernières années, une pratique courante dans de nombreuses démocraties occidentales. Toutefois, en étudiant les histoires nationales de son développement, il apparaît que les processus d’institutionnalisation de cette pratique empruntent des cheminements différents. Cet article présente l’influence du système politico-administratif sur ces processus d’institutionnalisation en Belgique, en France, en Suisse et aux Pays-Bas. L’institutionnalisation étant abordée dans une perspective dynamique, cet article se concentre également sur les variations observées dans les différents pays. Afin de répartir les cas étudiés, cet article propose une typologie des configurations institutionnelles qui tient compte de la finalité et du degré d’ouverture des dispositifs mis en place.

The influence of actors and structures in the institutionalization of policy evaluation (France, Belgium, Switzerland and the Netherlands)

In the last few years, policy evaluation has become a widespread practice across a number of western democracies. Nevertheless, comparing the development of evaluation between countries reveals that the institutionalization process takes a variety of different paths. This article discusses the influence of the politico-administrative system on the processes of institutionalization in Belgium, France, Switzerland and the Netherlands. In addressing the institutionalization of evaluation from a dynamic perspective, the article focuses on the variations observed in the different countries. In order to regroup the cases studied, the author proposes a typology of institutional configurations that takes into account the purpose and degree of openness of the measures designed.

Jay Rowell
La domination en vertu du savoir? La construction et les usages des statistiques du logement en RDA

S’appuyant sur une analyse de la production et des usages des statistiques dans les politiques du logement en RDA, cette contribution vise à analyser le lien entre savoir et pouvoir dans les régimes communistes. L’article montre l’importance des instruments du savoir dans la compréhension sociologique des tournants successifs des politiques publiques. Si cette analyse montre la fécondité potentielle de l’usage des instruments d’analyse ordinaires de la sociologie politique, elle montre aussi comment la configuration propre au régime et la monopolisation de la production et des usages des savoirs statistiques a contribué à briser la circularité entre le savoir et l’action dans les années 1970 et 1980.

Domination under the terms of knowledge ? The construction and uses of the statistics of housing in GDR

Based on an analysis of the production and uses of statistics in housing policy in the GDR, the article aims to specify the link between knowledge and power in state socialist regimes. The article demonstrates the importance of taking into account cognitive tools in understanding sociologically the successive shifts in public policy. If this analysis shows the potential of using ordinary concepts and tools of political sociology, it also shows how the specific configuration of the regime and the monopolization of production and uses of statistical knowledge contributed to breaking the circularity between knowledge and action in the 1970’s and 1980’s.

Florence Passy, Marco Giugni
Récits, imaginaires collectifs et formes d’action protestataire. Une approche constructiviste de la contestation antiraciste

Cet article vise à repenser l’influence de la culture sur les phénomènes contestataires par le biais des récits sociaux et imaginaires collectifs. Les narrations collectives mettent à disposition un stock spécifique de ressources culturelles et symboliques, elles façonnent les identités des acteurs et, finalement, elles dessinent des opportunités discursives qui facilitent ou, au contraire, limitent l’engagement et l’expression politique des acteurs contestataires. En examinant l’action des organisations antiracistes et des acteurs qui se solidarisent au sort des migrants en France et en Suisse, nous verrons que les imaginaires de la nation et les récits collectifs de la citoyenneté nous offrent des outils conceptuels qui nous permettent de comprendre la présence de ces acteurs dans l’espace public, le répertoire d’action qu’ils mobilisent pour porter leurs revendications dans la sphère politique, mais aussi le contenu de leurs interventions publiques.

Collective narratives, shared beliefs and forms of protest actions. Constructivism in the analysis of anti racist protest

In this article, social narratives and collective imaginary provide the frame to redefine the role of culture in protest movements. As collective narratives hold a specific stock of cultural and symbolic resources they construct the individual’s identity. They also supply discursive viewpoints that facilitate or impede political participation and action. Here, the authors have observed the actions of French and Swiss anti-racist organizations in their defense of migrants. The representations of the nation, as well as the narratives collected, provide a conceptual scheme that allow to appreciate the presence of activists in the public sphere. They also disclose the type of politically mobilized actions in the claiming process as well as the contents of public incursion.

Laird Boswell
L’historiographie du communisme français est-elle dans une impasse ?

Le parti communiste français était autrefois le plus étudié des partis politiques français. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Cet article examine pourquoi le champ alors fertile des études du PCF se fane maintenant. Tandis que l'effondrement du mouvement communiste menait à une plus grande accessibilité du matériel archivistique, il n'y a eu aucun tournant historiographique majeur dans l'étude du communisme français. La disponibilité de nouveaux documents n'a pas produit des approches et des interprétations fondamentalement différentes. Pour dépasser l'impasse actuelle, historiens et autres doivent se distancier des approches de longue date et des méthodologies qui ont été étroitement associées au PCF et à sa propre interprétation de lui-même. Le temps est venu de banaliser l'étude du PCF et de l'intégrer dans l'analyse historique traditionnelle. L'auteur propose un agenda de recherche qui pourrait contribuer à revitaliser notre compréhension du communisme français.

Has the historiography of french communism reached a dead end ?

The parti communiste français was once the most studied of French political parties. This is no longer the case today. This article explores why the once vibrant field of PCF studies is now languishing. While the collapse of the communist movement led to greater accessibility of archival material, there has been no major historiographical turn in the study of French communism. The availability of new documents has not produced substantially different approaches and interpretations. To break the current impasse, historians and others need to distance themselves from longstanding approaches and methodologies that have been closely associated with the PCF’s own self understanding. The time has come to normalize (banaliser) the study of the PCF and integrate it into mainstream historical analysis. The author outlines a research agenda that could contribute to revitalize our understanding of French communism.

 

Lecture critique

Pierre Robert Baduel
La conditionnalité historique et l’action politique. Sur la question de la sortie de l’autoritarisme : le cas tunisien

Une récente étude de Michel Camau et Vincent Gesser réinterroge la théorie classique des régimes politiques et voit dans les autoritarismes actuels non des systèmes condamnés à terme à une transition démocratique, mais des régimes durables. S’appuyant sur le cas tunisien, elle met en exergue une culture politique partagée du haut en bas de la société et qui, pour être modulable dans son langage, est pérenne dans sa syntaxe. Le présent article questionne la clôture opérée de cette culture politique, essaye de montrer qu’une autre qualification des faits est concevable, qui permettrait d’assouplir les termes de la conditionnalité historique et de rendre à l’analyse de l’action politique son épaisseur stratégique, l’invention du possible.

Historical conditionality and political action. On the question of exiting authoritarianism : the Tunisian case

A recent study re-examines the political regimes’ classical theory : rather than interpreting contemporary authoritarianisms as systems which are eventually condemned to go through a democratic transition, it reads them as long lasting regimes. Focusing on the Tunisian case, it highlights a political culture shared by every level of society, which is malleable in its speech but stable in its syntax. The present article interrogates the closure operated on this political culture, tries to show that an other way of qualifying the facts is conceivable and would enable to soften the terms of historical conditionality and to restore its strategic density — the invention of possible — to the analysis of politic action.

 

 

VOLUME 55

NUMÉRO 5-6

Octobre-Décembre 2005

 

ARTICLES

   

Percevoir et juger la " corruption politique ". Enjeux et usages des enquêtes sur les représentations des atteintes à la probité publique

 

Philippe Bezes,

Pierre Lascoumes

 

757

Sida et politique : saisir les formes de la lutte

François Buton

787

Technologies et débat démocratique en Europe. De la participation à l’évaluation pluraliste

 

Bernard Reber

811

La volonté des acteurs et le poids des structures dans l’institutionnalisation de l’évaluation des politiques publiques (France, Belgique, Suisse et Pays-Bas)

 

 

Steve Jacob

 

835

La domination en vertu du savoir ? La construction et les usages des statistiques du logement en RDA

 

 

Jay Rowell

 

865

Récits, imaginaires collectifs et formes d’action protestataire. Une approche constructiviste de la contestation antiraciste

 

Florence Passy,

Marco Giugni

 

889

INVENTAIRE

   

L’historiographie du communisme français est-elle dans une impasse ?

Laird Boswell

919

     

LECTURES CRITIQUES

   

La conditionnalité historique et l’action politique. Sur la question de la sortie de l’autoritarisme : le cas tunisien

 

 

Pierre Robert Baduel

 

935

Variations autour de la gouvernance

Yannis Papadopoulos

958

" Géographie de l’espoir ", ou la pensée sociologique à l’épreuve des judéités

 

Hubert Peres

969

Peut-on gouverner la sécurité sociale ?

Alexandre Boza

972

     

COMPTES RENDUS

   

Jacques Gerstlé, La communication politique

Thierry Vedel

974

Simon Bulmer, Christian Lequesne (eds), The Member States of the European Union

 

Emiliano Grossman

975

Lionel Arnaud (dir.), Les minorités ethniques dans l’Union européenne. Politiques, mobilisations, identités

 

 

Francis Cheneval

 

977

Andreas Wilkens (dir.), Le Plan Schuman dans l’Histoire. Intérêts nationaux et projet européen

 

Barbara Lambauer

978

Alain Dieckhoff, Rémy Leveau (dir.), Israéliens et Palestiniens. La guerre en partage

 

Dominique Trimbur

979

Frank Georgi (dir.), Autogestion. La dernière utopie ?

Julien Barroche

981

Christine Guionnet, Erik Neveu, Féminins/Masculins. Sociologie du genre

 

Jean-Claude Poizat

982

Patrick Weil, Stéphane Dufoix (dir.), L’esclavage, la colonisation, et après

 

Audrey Célestine

983

Sarah Fishman, Laura Lee Downs, Ioannis Sinanoglou, Leonard V. Smith, Robert Zaretsky (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton

 

Alexandre Boza

 

984

     

REVUE DES REVUES

 

987

     

INFORMATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

 

995