Stéphane Audoin-Rouzeau, Violences extrêmes de combat : le problème du refus de voir
Un projet de reherche et décriture centré sur "lanthropologie historique du combat dans laire occidentale aux XIXè et XXè siècles" est évidemment inséparable dune interrogation -voire dun doute- sur lobjet lui-même: cest toutefois à la défense de ce que je crois être sa légitimité profonde que je voudrais mattacher dans cette communication.
Première observation : la déréalisation de la violence de combat dans lhistoriographie contemporaine, française en particulier. Tout se passe comme si le déplacement de la pointe de la violence de guerre vers les populations désarmées, phénomène caractéristique du second conflit mondial et des conflits de la seconde moitié du XXème siècle, avait entraîné à sa suite lhistoriographie. La violence contre les civils semble ainsi constituer désormais une sorte de tropisme historiographique, dont le grand ouvrage de Christopher Browning (Ordinary Men) représente sans doute un des modèles les plus achevés. La violence à luvre sur les "champs de bataille", celle des hommes armés entre eux, retient beaucoup moins lattention. Elle est considérée au fond comme une sorte dinvariant que lon pourrait se dispenser danalyser, une donnée de fait face à laquelle lhistorien naurait en quelque sorte rien à dire : on sait à quel point lhistoriographie du combat a été laissée à des historiens "militaires", souvent de second ordre et qui, plus que dautres encore peut-être, ont contribué à aseptiser lhistoriographie du combat.
Ainsi est-on généralement confronté à un véritable refus de voir, en France tout au moins. Celui-ci peut être consciemment assumé : le cas est rare. Plus souvent, il sagit dune attitude inconsciente. On songe ici au dur jugement dAlain Corbin sur le "refus des paroxysmes" propre aux historiens. Plus intéressant : ce refus de voir ma paru souvent illustré par un type de soupçon, plus ou moins explicite il est vrai, émis à lencontre du type dhistoire de la violence de guerre que je crois utile dinitier : celui de "voyeurisme". Soupçon qui a trait sans doute à la jouissance supposée de celui qui regarde "lobscénité" ; qui suppose sans doute aussi la perversité de celui qui la donne à voir, à entendre, à lire, en prétendant ne pas en tirer de jouissance pour lui-même. Le refus de voir sadosserait-il ainsi à une posture dordre essentiellement moralisateur ? Assez curieusement, il ne me semble pas que le reproche de voyeurisme sadresse à dautres modalités dapproche -non historiennes celles-ci- de notre sujet. Ainsi larchéologie de champ de bataille encore dans lenfance il est vrai pour la période contemporaine- dont les premières excavations (en matière darchéologie funéraire notamment) sont plutôt apparues jusquici comme autant dhommages rendus aux victimes de la violence de combat, à tout le moins comme autant dopportunités dorganiser un tel hommage.
Il ne me semble pas non plus que lapproche psychiatrique des violences de champ de bataille -approche dailleurs indispensable à lhistorien- ait besoin de défendre sa légitimité : celle-ci est suffisamment fondée, sans doute, par lexigence thérapeutique de prise en charge des conséquences post-traumatiques. Enfin, et sous bénéfice dinventaire, il ne me semble pas que lanthropologie (avantage de lécran des sociétés "autres"?), affrontée aux problèmes que nous évoquons, ait eu à justifier son objet détude. La violence de combat paraît décidément constituer un "interdit" particulier aux historiens : mais cest là une intuition qui devrait être étayée de manière plus sytématique et quéclairera peut-être la discussion. On notera toutefois que les problèmes posés à ces derniers par la mise en récit de la violence rejoignent de près ceux de la mise en images : les reporters de guerre du XXème siècle ont ressenti et parfois exprimé, face à la photographie du démembrement des corps, de lécoulement du sang, de lagonie sur les visages, des scruples parfois très proches de ceux de la communauté historienne. Cest ici quil pourrait être utile de revenir à létymologie du mot obscène (obscenus : "de mauvais présage").
Létude de la violence de combat met en effet radicalement en cause celui qui la "regarde": elle suscite leffroi, elle est effraction. Parce quelle mêlerait pratiques de violence extrême et pratiques de cruauté ? Parce que, dans les premières comme dans les secondes, elle révèlerait linvestissement réciproque et souvent profond de la part des acteurs eux-mêmes ? Parce quenfin elle mettrait à nu nos structures psychiques les plus profondes ? On songe en particulier à "lidéologie du sang" expertisée par lanthropologie (Alain Testart, Françoise Héritier), ou encore à létroite connexion entre chasse et guerre (entre animalisation de ladversaire et guerre), si nettement à luvre dans les conflits les plus modernes et si explicative des dynamiques de violence. La vision de nous mêmes est ici, sans doute, en question : à ce titre, tout regard sur la violence de combat nest-il pas porteur de culpabilité ?
Un point surtout mériterait dêtre souligné : nos représentations spontanées imaginent un large fossé entre nos activités de temps de paix et lactivité guerrière, là où létude des pratiques de combat elles-mêmes indique au contraire la facilité du passage vers les violences extrêmes. Au total, on serait donc fondé à poser la question de la légitimité de notre objet détudes en termes inversés : pourquoi, au nom de quoi, se refuser à létude de cette violence spécifique ? Il me semble en tout cas que ce type de refus empêche toute phénoménologie de la violence guerrière et interdit dutiliser celle-ci comme un langage mettant à nu les systèmes de représentations de ceux qui combattent. Reste alors à assumer une incompréhension totale du phénomène guerrier, faute de pouvoir le saisir en son aspect central.