Hommage à Jacques Lagroye (1936-2009)

L'Association Française de Science Politique partage la douleur de notre communauté suite au décès de Jacques LAGROYE intervenu le dimanche 1er mars 2009. L'AFSP salue la mémoire de l'un de ses sages les plus respectés tant par ses enseignements que par ses engagements scientifiques en faveur de l'indépendance et de l'institutionnalisation de notre discipline. Membre du Conseil d'administration de l'AFSP (1985-1998) et du Comité de rédaction de la Revue française de science politique (1991-1999), Jacques LAGROYE est resté, malgré la maladie, un membre actif de l'Association, attentif à son devenir et à l'avenir de notre discipline.
L'Association Française de Science Politique présente à son épouse, à ses enfants et à sa famille ses condoléances les plus émues.
L'AFSP rendra hommage à Jacques Lagroye lors de son Congrès de Grenoble.

Le Bureau et le Conseil de l'AFSP

Jacques Lagroye commença par être historien, "agrégé de l'université" avant de devenir professeur agrégé de science politique lors du premier concours ouvert dans cette discipline en 1973 sous la présidence de Maurice Duverger. Scrupuleux, comme tout historien digne de ce nom, et donc soucieux de "récit vrai", il ne pensait pas pour autant que l'histoire est la mise en forme de cartons d'archives ou de séries statistiques sans que sa recherche et son exploitation des traces ne soit orientée par une question donnant quelque épaisseur à la question pérenne "que s'est-il passé ?" ; ce qui suppose quelques partis pris théoriques et épistémologiques. De l'histoire cependant, il conserva toujours une méfiance certaine envers des modèles par trop abstraits supposant un "homo...us" quelconque se livrant à des jeux stratégiques intemporels ou pris dans des structures rigides. Cela ne l'empêcha pas de monter en généralité si nécessaire, comme en témoigne le chapitre sur "La légitimation" qu'il me fit le plaisir, qui est pour moi un honneur aujourd'hui, de rédiger pour le Traité de science politique en 1985, et que l’on comparera avec profit au livre édité presque vingt ans plus tard sur La politisation (2003). On notera la même intention dans les deux cas. A vrai dire, je lui avais demandé de traiter de "la légitimité" et c'est de son propre chef qu'il le modifia au profit du titre actuel. De même, il n'avait pas de goût pour la conceptualisation du ou de la "politique", un des rares points sur lequel nous ne fûmes jamais totalement d'accord. Sa méfiance, où l'historien et le sociologue se conjoignent, vis-à-vis de la philosophie morale ou politique, traverse tout sa grande Sociologie politique (1991). Elle nous sépara un peu aussi, jamais beaucoup, mais ici s'opposaient nos deux formations initiales et nos deux itinéraires, lui historien puis sociologue, donc intéressé aux processus, à leurs déterminations et aux stratégies de leurs justifications en train de se faire ; moi juriste puis un assez long moment "orientaliste" et comparatiste et donc toujours intéressé aux "formes" et à leurs justifications (présentées comme) "achevées". Notre règle commune était de ne jamais mépriser les pauvres "acteurs" en prétendant que nous sachions mieux qu'eux ce qu'ils faisaient (c'était déjà beaucoup de chercher à élucider pourquoi et comment ils le faisaient) et en ne les couchant pas sur le lit de Procuste du réductionnisme, économique, biologique, psychologique ou sociologique ; de ne jamais perdre de vue que le réel qu'il soit empirique ou le "réel réellement réel" n'était jamais entièrement connaissable et que nous devions procéder par essais et erreurs en sachant bien (il faut bien "savoir" quelque chose) qu'une "théorie de tout" était impossible et que la pluralité du réel social devait nous inciter à une toujours possible "ré-écriture" de la science politique, comme il y a une ré-écriture de l'histoire. D'où ce qu'on nous reprocha comme notre "éclectisme", peut-être cela allait-il de pair avec notre position particulière de "sages" (qualificatif bien mérité par Jacques, sinon par moi) dans la science politique professionnelle française, déjà trop éloignés de l'innocence fondatrice d'un Maurice Duverger, mais pas assez assurés pour acquérir le statut de "directeurs d'école". De ce fait, en dépit de notre goût pour "ce qui venait" et notre conscience des nécessaires "ré-écritures", notre attachement à la cumulativité que Pierre Favre a eu bien raison de nous rappeler récemment (mais Jacques ne semblait guère croire dans la cumulativité de la statistique, peut-être Ernest Labrousse l'en avait-il dégoûté), et notre commune méfiance envers ceux qui "du passé font table rase" pour le plus souvent ne découvrir que le soleil en plein midi.

Il me faudrait aussi parler de l'inépuisable générosité intellectuelle (et bien plus encore) de Jacques, ce qui fit de ce "sage" un fécondateur qui donna toute sa mesure au Département de science politique de Paris I Panthéon-Sorbonne, et à la présidence de la section dont le numéro m'échappe aujourd'hui du comité national du CNRS (j'y découvris aussi ses qualités de manoeuvrier, les généreux ne sont pas pour autant des naïfs). Comme souvent, la concision et la discrétion anglaises d’un Jack Hayward disent tout en peu de mots ; à sa demande je conserve l’anglais d’origine car, me dit-il « ce qui vient du cœur ne peut se dire que dans sa langue maternelle » : « Jacques was a fine person as a scholar in conversation, he was always concerned with the subject, not with himself without pretention nor pomposity ».

Je m'arrêterai sans aller plus loin sur sa part la plus intime, sauf à recommander la lecture de son livre (La Vérité dans l’Eglise catholique. Contestations et restauration d’un régime d’autorité politique, 2006) dont Bernard Pudal fit un beau commentaire compréhensif dans la Revue française de science politique, montrant que sa portée s’étendait bien au-delà de ce qui intéresse les spécialistes de l’Eglise catholique et de la religion. Rien de la confession exhibitionniste dans ce livre, l’humble rigueur de la recherche se voulant objective le gouverne. Et pourtant, c'est, avec le commentaire qu'il fit de Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer. Epistémologie du politique, toujours dans la RFSP (2007), comme un message qu'il nous laissa, alors que nous ne savions pas, et lui non plus, qu'il allait nous quitter si vite.

 

Jean LECA, Président honoraire de l’AFSP

 

 

Sciences Po Bordeaux lui rend hommage…

Jacques Lagroye, professeur émérite de science politique à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne est décédé le 1er mars 2009 des suites d’une longue maladie. Né à Caudéran, le 13 juin 1936, Fils de Jean Lagroye, dirigeant aquitain de la CFTC dans les années 60, lui-même militant à la CFDT, Jacques Lagroye était tout à la fois un chercheur engagé dans son temps, un excellent pédagogue et un croyant constamment en recherche. Agrégé d’Histoire en 1960 après avoir intégré Normale Sup’, très actif à la paroisse universitaire de Paris animée à l’époque par le futur cardinal Jean-Marie Lustiger dont il fut un des proches, Jacques Lagroye débuta sa carrière d’enseignant au lycée Montaigne, à Bordeaux. Maître assistant d’histoire à l’Université Bordeaux III, il enseigne parallèlement à l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux et soutient sa thèse pour le doctorat de science politique en février 1973. Il est lauréat du premier concours d’agrégation de science politique, en novembre 1973 et devient, l’année suivante, professeur à Sciences Po Bordeaux. Directeur des études de l’IEP, entre 1976 et 1979, tout en étant directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur la Vie Locale (CERVL), il va former de très nombreux chercheurs et enseignants en science politique qui exerceront aussi bien à Bordeaux que partout en France. Il rejoint le Département de science politique de l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne en 1979 pour en prendre la direction dès 1981, succédant ainsi à Maurice Duverger. Il devait, depuis lors, multiplier les postes de responsabilité dans la communauté universitaire.

Jacques Lagroye est l’auteur de très nombreux ouvrages. Sa thèse sur Chaban, intitulée « Société et politique. Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux », inspirée des premiers travaux de Jean-François Médard, lui aussi décédé, héritier des « study cases » nord-américains, est devenue un grand classique de la discipline, en France et à l’étranger. Elle a contribué à forger l’expression « système Chaban », maintes fois reprise (et dénaturée) depuis lors. Nombreux sont les travaux qui se sont inspirés, par la suite, de cette première recherche fondatrice. Son ouvrage le plus connu, publié en 1991 pour sa première édition, porte le titre de « Sociologie politique » (Presses de Sciences Po – Dalloz). Constamment réédité, ce livre est un excellent manuel de science politique, révélant parfaitement les qualités de son auteur : celles d’un passeur universel, d’une immense érudition et, ce qui ne gâtait rien, d’une rare gentillesse.

Jean PETAUX, pour Sciences Po Bordeaux, 2 mars 2009
(publié dans Sud-Ouest le 02/03/09)

 

A lire également :

le texte "Présence de Jacques Lagroye" par Jean-Michel Eymeri-Douzans

le texte "Jacques Lagroye : témoignage" par Pierre Favre

le texte "Mais qu’est-ce qu’une constitution ? Hommage au travail de Jacques Lagroye" par Bernard Lacroix

l'hommage de l’APSES à Jacques Lagroye

la nécrologie "Jacques Lagroye, professeur de science politique" dans Le Monde du 10 mars 2009

le texte "Avec de la chance, il arrive de croiser..." sur le blog Médiapart de Sylvain Bourmeau

 

Photos : Jacques Lagroye, Soufflot, printemps 1985, © Bastien François.